Ex nihilo Neil

27 mai 2011

Les Prétendants d'Elya (1)

Mercutio, le prodige bourrin interprété par Nono. Tout un poème.
Il y a bien des années, la B-Team s'est constituée à Nantes autour d'une table couverte de dés à dix faces et du jeu de rôle Prophecy. Certes, ce jeu est moins connu que Donjons & Dragons ou L'Appel de Cthulhu, mais son univers d'heroic-fantasy original et le talent de scénariste de notre MJ en ont fait une source inépuisable d'anecdote pour ma bande de potes. 

Plus tard, je me suis joint à eux pour une campagne se déroulant dans le même univers, quelque temps après leurs aventures nantaises. J'avais romancé le compte rendu en un long récit (37 000 mots, quand même) et, comme j'aimais bien cette histoire, je vous la ressors en plusieurs épisodes. J'ai essayé de la rendre digeste, même pour ceux qui ne connaissent pas ce monde où les hommes et les dragons cohabitent parfois de manière difficile.

On commence avec le chapitre 1.

La Quête du prodige

En ce temps-là, j’avais passé l’âge de la folle jeunesse depuis déjà quelques années, mais je n’étais point encore atteint par les faiblesses de l’ancienneté. J’étais, et je suis encore, un prodige, membre de la caste du même nom, vénérant la grande Heyra[1] et veillant pour elle sur les lois de la nature.
Mon histoire personnelle n’a que peu d’importance ici. Disons que j’étais à l’époque un prodige itinérant, en quête de rédemption le long des chemins de Kor, expiant une faute que j’ai depuis compris ne pas être mienne. Je m’arrêtais dans tous les villages croisés, narrant contes et paraboles aux enfants, soignant humains et animaux en échange du gîte et du couvert. Les temps étaient troublés ; les nations humanistes du nord, qui contestaient la toute-puissance et l’autorité draconiques, persistaient à développer des arts interdits dans le but de résister à la grande croisade que préparait les États du sud, menés par le royaume de Solyr, tous dévoués aux Grands Dragons.
L’heure était au statu quo, le calme avant la tempête. Or, voici que mon chemin m’avait mené jusqu’aux portes des Marches Alizées, un royaume du nord-est manifestement prédisposé à « faire tampon », selon l’expression consacrée. Un bref passage à Témeth, capitale de la Forêt-mère et des prodiges, m’avait fait me porter volontaire pour une mission de routine en Elya, cité phare des Marches. On racontait que la forêt près de la ville voyait se produire d’étranges événements, des bûcherons avaient disparu après s’être enfoncés trop profondément dans les bois, les créatures d’ordinaire craintives devenaient féroces, celles d’ordinaire féroces redoublaient en violence…
J’avais été chargé de tirer cette affaire au clair.

En approchant des Marches, j’avais pu noter la forte fréquentation des routes locales, qu’une caravane à laquelle j’avais fini par me joindre m’expliqua : le roi des Marches Alizées était mort sans désigner de successeur, mais il avait clairement expliqué que cette tâche revenait à sa fille unique la princesse Nadia, qui devait à cet effet se choisir un époux qui lui convienne. De fait, en cette période de fête annuelle de la ville, les prétendants convergeaient de tout le pays et de plus loin pour conquérir le cœur de la belle qu’on disait fort regardable, qui par romantisme, qui par amour des richesses et de pouvoir. Je méditai quelques temps l’idée de tenter ma chance, non par goût du lucre évidemment (le pagne et le fidèle shaaduk’t suffisent aux besoin du prodige) mais pour étendre la volonté d’Heyra à d’autres contrées, mais y renonçai en définitive. L’idée de séduire une jeune femme dans un but si utilitaire me rebutait, et je me jurai d’empêcher si je le pouvais qu’un mauvais parti n’accède ainsi au trône. Dans la mesure où tout cela n’interfère pas trop avec ma mission.

L’arrivée à Elya se fit sans encombre, et je me rendis immédiatement au palais afin de signaler mon arrivée. En fait, je dois reconnaître que j’étais curieux de voir les prétendants, car rien ne m’empêchait de me rendre directement au temple d’Heyra de la ville.
Je ne fus pas déçu.

Ils étaient de toutes professions, de tous horizons et, on le devinait, de toutes motivations. Du forgeron du coin de la rue au prince du royaume voisin, du séduisant protecteur à l’érudit grabataire, du chevalier en armure au courtisan à plumes.
J’en vis un, d’ailleurs, qui passait un groupe de six chevaliers montés. Son serviteur suivait, tirant un âne chargé sous les quolibets des combattants lourdement armés. Le courtisan m’arriva droit dessus et me demanda « où étaient les inscriptions, mon brave ? »
Peu coutumier de cette appellation, mais poli, je lui avouai mon ignorance. Il s’éloigna, suivi de son valet qui peinait à tirer le baudet, et je trouvai soudain l’animal auquel il me faisait penser : il avait tout du faisan paradant dans la garenne.
J’en étais à me demander où pouvait bien se trouver la princesse quand une conversation entre deux érudits me répondit : dans un souci d’équité, elle préférait rester recluse jusqu’au vrai début des festivités, la semaine suivante, afin que tous les prétendants fussent bien arrivés.

Finalement je quittai le château et me mis en quête d’un logis, que je trouvai très vite sous la forme d’une auberge, l’Anguille Crevée, un nom rendant hommage à la qualité portuaire d’Elya ainsi sans doute qu’à la salubrité des eaux de son estuaire. Je demandai à l’aubergiste l’hospitalité de son écurie, qu’il m’octroya d’autant plus volontiers qu’une de ses juments étaient malade. Je soignai si aisément la pauvre bête qu’il m’offrit de me restaurer dans la salle commune, dans laquelle régnait une ambiance virile mais joyeuse. Beaucoup de prétendants désargentés avaient été envoyés dans cette auberge, les frais d’ébergement étant remboursés par les castes des prétendants pour ceux qui en avaient une.
Comme je savourais mon gruau, un protecteur vint me demander s’il pouvait s’asseoir à ma table. J’acceptai volontiers, ayant quelques égards pour ces courageux soldats de Brorne[2] faisant respecter l’ordre draconique de par le monde. Il dit se nommer Galaad, et me présenta son compagnon de voyage, un nommé Azyel, mage. Le premier était un homme fier et séduisant, aux cheveux courts et d’un noir corbeau. Il arborait les signes de sa caste avec une évidente fierté et son bouclier en forme d’écaille de dragon, symbole des protecteurs, ornait son bras gauche. Le second était plus énigmatique, vêtu d’une robe sombre laissant apparaître par endroit des runes rouges ou grises représentant sans doute les éléments qu’il affectionnait, à savoir le feu et la pierre. Son regard un peu fou se portait de tous côtés et il parlait avec véhémence de nombreux sujets, mais surtout de batailles. Bref, on le sentait bien plus inspiré par Kroryn[3] que par Nenya[4]. Ils déclarèrent être venus depuis Kern pour assurer un supplément d’ordre dans la cité, car la situation politique laissait à craindre des troubles de toutes sortes.

En effet, même sans les idées de croisade anti-humanistes qui couraient dans l’air, la situation politique des Marches Alizées, privées de leur souverain, était des plus précaire : fédération de quatre comtés, la riche Olanie au nord, le Royaume arboricole boisé à l’est, la Falonie minière au centre et l’aride Ircadie au sud, les Marches Alizées formaient un État côtier à l’emplacement stratégique dont tous les sous-chefs ne tarderaient pas à se disputer les morceaux. Comme a dit le Très Saint Folasse : « Quand le lion est mort, les vautours se disputent sa proie[5]. »
Azyel, pour sa part, décrivait les Marches comme « un vortex de trou noir au milieu », ce qui en charabia mage signifie sans doute à peu près la même chose.

Après le repas, ils proposèrent de nous rendre dans une taverne proche afin de prendre un peu la température de la ville. Je les suivis, sans intention de boire quoi que ce soit, et me retrouvai au rez-de-chaussée de l’auberge du Poney Fringuant où des prétendants plus sérieux et plus fortunés avaient été envoyés. Il y avait là entre autres un groupe de chevaliers très occupés à festoyer. Nous nous installâmes à une table proche, la seule où restaient quelques places. Deux mages y étaient déjà installés : un jeune homme charmant et délicat nommé Aléthéïos et son assistante, une jeune femme brune au charme troublant nommée Thallia. Tous deux arboraient les signes distinctifs de la magie du rêve sur leurs bracelets précieux couverts de runes. Je retrouvai également avec surprise le courtisan que je comparai tantôt à un faisan. Il se présenta tout simplement comme « Vallach’, marquis de Veynes, le futur mari ». Son attitude était celle d’un conquérant pour qui rien n’est impossible, malgré un physique de gringalet. Une fatuité incroyable se dégageait de cet individu, et je le pris soudain en pitié à l’idée qu’il supposât sérieusement qu’une demoiselle de qualité comme la princesse pût s’éprendre d’un tel ramassis d’apparences.

Il s’agissait cependant de gais compagnons de tablée et la conversation fut des plus distrayantes, sinon enrichissante (ils venaient tous d’arriver en ville et aucun n’avait eu connaissance des phénomènes de la forêt voisine). Le Marquis Vallach’ (qui prononçait son titre de telle façon qu’on entendait la majuscule) critiqua à plusieurs reprises l’odeur d’étable que je dégageai, mais je laissai dire l’homme-oiseau qui m’inspirait plus de commisération que d’inimitié. Azyel, lui, ne cessait de parler de choses incompréhensibles que seul Aléthéïos semblait à la fois écouter et comprendre. Galaad discutait beaucoup avec Thallia, dans un but plus qu’évident, et celle-ci ne semblait pas indifférente au ténébreux protecteur.
Nous en vînmes à parler des prétendants (des « bouffons prétentieux », selon Vallach’, « indigne d’une beauté comme la princesse Nadia », omettant de signaler qu’il n’avait lui-même jamais ne serait-ce que vu la princesse en question). Apparemment, un très sérieux rival se tenait quelques tables plus loin. Il s’agissait du prince-marchand Argen de Jaspor, homme bien mis dont le regard inspirait confiance. Jaspor étant la grande île face aux Marches Alizées, un lien entre les deux pays constituerait une bénédiction pour la famille régnante. Argen avait une réputation de roublard et d’homme d’affaires redoutable. Un concurrent sérieux donc.
Un autre sérieux, c’était le comte de Falonie. Longtemps ministre de l’Intérieur des Marches, il partait grand favori pour la succession au trône jusqu’à ce qu’on apprît la décision du roi de laisser sa fille choisir. Il restait un parti intéressant : la Falonie était une contrée riche de ressource, il connaissait bien l’exercice du pouvoir et jouissait de la confiance de l’ancien roi.
Un concurrent plus amusant sirotait une cervoise en grattant son luth une table plus loin. Il s’agissait d’un ménestrel qu’on disait très attaché à la princesse depuis leur enfance commune. Il en était finalement tombé fol amoureux et désespérait de la séduire comme elle avait su le faire avec lui. Il se murmurait qu’il allait participer au tournoi de chevalerie afin de faire valoir sa vaillance. Vu sa carrure, le combat ne devrait pas durer longtemps (sauf s’il tombait contre Vallach’).

À un moment dans la soirée, je vis un des chevaliers se lever l’air inquiet et se diriger vers l’entrée de la taverne, où était rangée son épée à deux mains (un monumental braquemart de presque deux mètres de long). Il saisit l’arme et tenta de la dégager de son fourreau sans manifestement y parvenir, ce qui était étonnant vu sa stature de colosse. Aigri, il retourna s’attabler, apparemment soucieux de ne pas faire remarquer la raison de sa courte absence à ses camarades, eux aussi des titans. Aléthéïos, qui semblait avoir repéré le manège, héla le combattant qui fut ravi de cette diversion. Il se joignit à nous, autant que l’espace sur le banc le permettait (et encore était-il en tenue légère, avec juste une cotte de mailles, un plastron de cuir bouilli et une grande cape). Son visage dur et carré était encadré d’une chevelure aux reflets paille qui descendait dans son dos en une cascade peu peignée. Ses yeux bleus reflétaient la vitalité et l’expérience des gens de son espèce, ainsi que cette fierté insurpassable des hommes d’armes. Il s’appelait Pelenor, chevalier de l’Ordre du Corbeau de Fer, et personne ne trouva ça drôle.

Comme nous avions trois mages à notre table, il en vint vite à nous raconter ce qu’il venait de lui arriver : il devisait joyeusement avec ses compagnons lorsqu’il avait aperçu une forme de la taille d’un chat près de son épée. Elle s’était enfui rapidement mais quand il avait essayé de défourailler, la lame avait semblé comme sertie dans le fourreau. Il était visiblement très ennuyé, comme tous ceux qui perdent ce par et pour quoi ils vivent.
Azyel s’excusa de ne pouvoir rien faire, mais il était un mage de bataille et n’entendait rien à ce genre de malédictions. Cependant il se faisait fort d’enchanter toutes les épées de la tablée, et les armures, et les ustensiles, et les couverts si qui que ce soit le lui demandait. Aléthéïos et Thallia déclarèrent à leur tour que l’affaire était hors de leurs compétences. Le jeune mage conseilla toutefois de se rendre au bâtiment de la caste des Mages, où ils pourraient en apprendre plus sur cette étrange malédiction et sans doute l’annuler. Il ne sentait autour de l’épée qu’un résidu de magie de la nature. Tout le monde se tourna vers moi mais chacun savait que les prodiges n’avaient pas de tels pouvoirs, et que nos lois nous interdisaient du reste ce genre de plaisanteries gratuites.
Comme Pelenor ne semblait toujours pas remis, Vallach’ crut bon de lui « offrir sa protection » jusqu’à ce que son épée soit en état, ce qui fit bien rire la tablée. L’idée que ce freluquet pût protéger de sa rapière un pareil colosse était hilarante : Pelenor eût sans doute pu tuer un potame d’une seule main. Aléthéïos remarqua d’ailleurs que l’incident avait amusé plus d’une table, puisque le prince de Jaspor avait gratifié notre direction d’un sourire éloquent tout en montant vers sa chambre (il avait réservé tout le deuxième étage). Le mage sentit autour de lui un relent de magie du métal, mais « rien d’alarmant, sans doute des charmes de protection. De la part un marchand influent, cela n’est pas surprenant. »

Aléthéïos, Pelenor et moi partîmes donc pour la caste des Mages. La soirée s’avançait, mais un mage débutant faisait office de permanence. On sentait néanmoins en lui le feu sacré, la confiance aveugle qu’ont en eux ceux qui commencent à contrôler un pouvoir auquel le commun n’a aucun accès. Ce que les paysans des campagnes de Kor, dans leur langage pittoresque et imagé, appellent un « sale petit con ! »
Il nous déclara après une rapide audience que la malédiction était sans doute le fait d’un membre du peuple des Faës. Ils avaient beaucoup de cas semblables en ce moment. Des farfadets quittaient la forêt et venaient en ville pour jouer des tours. Comme je faisais remarquer que le phénomène était des plus inhabituel, il supposa que quelqu’un leur avait fait une crasse, du genre qu’on n’oublie pas comme ça.
« C’est bien gentil tout ça, mais moi je n’ai jamais fait le moindre mal à ces lutins, et j’aimerais bien qu’on me répare mon épée !
— Ça va, ça va, on va vous larranger votre machin ! Demain, dix-huit heures, notre expert en magie naturelle pourra s’en occuper, ça vous va ? »
Ces phrases avaient été prononcées avec le plus grand dédain pour le combattant, qui mesurait pourtant deux têtes de plus que le jeune magicien. Pelenor semblait lutter pour ne pas lui sauter à la gorge, mais Aléthéïos calma le jeu en assurant que « ça ira très bien. À demain en ce cas. »

Comme la nuit tombait, tout le monde alla se coucher et je réintégrai mon écurie. Nous convînmes de nous revoir le lendemain. Après tout, ces gens pouvaient s’avérer utiles à mon enquête, si je les aidais de mon côté.


[1] Grand Dragon de la Nature. Elle aime : toutes les créatures vivantes. Elle n’aime pas : les humanistes, les salons de coiffure, Kalimsshar. Elle dirige : les prodiges.
[2] Grand Dragon de la Pierre. Il aime : l’ordre. Il n’aime pas : le désordre, les marteaux piqueurs, Kalimsshar. Il dirige : les protecteurs.

[3] Grand Dragon du Feu. Il aime : la baston. Il n’aime pas : qu’on se foute de sa gueule, les extincteurs, Kalimsshar. Il dirige : les combattants.

[4] Grand Dragon de la Magie et des Rêves. Elle aime : fumer des buzz. Elle n’aime pas : les mauvais trips, genre Kalimsshar en short. Elle dirige : les mages.

[5] Bien que le terme « lion » soit toujours sujet à controverse.

3 commentaires:

SammyDay a dit…

Ça commence pas mal, j'aime bien certaines tournures (comme "on entendait la majuscule"). Juste par contre tes renvois vers les notes ne marchent pas (ça nous fait sortir de la page).

Anonyme a dit…

Mercutio avait juste un bâton.

Neil a dit…

SammyDay : Oui, j'ai vu pour les notes de bas de page, je farfouille dans le code pour essayer d'arranger ça mais je suis pas super doué...

Anonyme (sur lequel je me perds en conjecture) : bah non. Mercutio avait un shaaduk't, une sorte de long bâton renflé à la base (très renflé dans le cas de Mercutio, à la limite de la masse d'arme) et doublement crochu à l'autre extrémité, comme tous les prodiges.