Ex nihilo Neil

10 juin 2011

Les Prétendants d'Elya (3)

Troisième chapitre.
Oui, je sais, les NDBDP* déconnent toujours... faut que je m'y remette !

* Notes de bas de page (© Jasper Fforde)





Balade en forêt

Le lendemain, le premier réflexe de Galaad fut d’aller au palais se renseigner sur l’apparence de la princesse Nadia. Après tout, aucun d’entre nous n’était vraiment certain de l’identité de celle qu’il avait croisée durant la nuit.
Un garde du palais la lui décrivit comme une belle jeune fille aux yeux verts et aux longs cheveux bruns. Il confirma également son talent dans certains arts magiques, sans toutefois pouvoir détailler plus. En fait, elle avait reçu une éducation générale et maniait aussi bien (ou, pour être plus exact, aussi moyennement) les arts occultes que les armes. Son précepteur avait été le dirigeant local de la caste des Mages, lui-même spécialisé en magie des cités.

Dire que Vallach’ était un peu ennuyé eût été euphémique, et de loin. Après avoir découvert qu’il avait tenté de séduire la mauvaise personne, il fut doublement humilié quand Aléthéïos lui apprit qu’après avoir voyagé en rêve dans les pensées nocturnes de la jeune fille à laquelle il avait chanté sa sérénade, il avait appris que cette dernière le considérait à présent comme un bouffon fort potable pour le jour où elle serait reine aux côté du prince Argen.
Dégoûté, Vallach’ n’en avait pas moins hâte de rencontrer la vraie princesse, car « si cette blondasse était restée insensible à son charme et à sa musique, c’était de toute évidence parce qu’elle n’était pas de sang suffisamment royal ».

Il n’était pas cependant contre une promenade en forêt, car « résoudre un petit mystère et tuer quelques bêtes ne pouvaient que lui faire du bien, et témoigner de l’importance qu’il accordait aux affaires internes de son futur fief ! »

Après avoir rallié le mage de la nature qui avait gentiment accepté de nous accompagner et avoir loué les services d’un voyageur (moyennant un long marchandage faisant passer le tarif de quinze à cinq dracs de bronze), nous partîmes pour la forêt.
Le voyage ne fut pas bien long et nous parvînmes à l’orée du bois au bout de trois heures de marche. Une fois sous le couvert des arbres, le mage invoqua des membres du peuple Faë afin de converser avec eux. Aucun ne répondit à son appel, ce qui l’intrigua beaucoup car le cas ne s’était jusque-là jamais produit.

En avançant un peu, le voyageur nous mena à un petit village de chasseurs qui nous fit pauvre accueil : trois jours plus tôt, un bûcheron avait disparu, une semaine avant c’était un chasseur qui n’avait plus donné signe de vie après s’être trop enfoncé dans le sous-bois. De pareils cas s’étaient produits dans tous les villages environnants et les habitants vivaient à présent dans la terreur d’avoir déplu à Heyra. Beaucoup évoquèrent un prodige animal, un être capable de converser avec le peuple Faë qui, lui non plus, n’avait donné nul signe de vie depuis plusieurs semaines.

Après une rapide concertation, nous décidâmes de nous enfoncer dans la forêt et de voir ce qu’il en était. Après tout, nous étions nombreux et puissamment armés (surtout deux d’entre nous), et j’étais convaincu que la forêt cherchait quelqu’un à qui communiquer ses desiderata. Mon rôle m’apparaissait dès lors clairement : je devais endosser le rôle de médiateur afin d’éviter de nouveaux incidents.

Nous réussîmes à convaincre un forestier de nous accompagner pour nous guider (et nous congédiâmes donc notre voyageur qui ne désirait de toutes façons nullement tenter le sort pour un salaire aussi dérisoire) et nous nous mîmes en chemin.

La forêt était étrange. De par ma formation, j’étais habitué à arpenter les sous-bois, à harmoniser ma vie avec celle des créatures qui vivent dans ces lieux. La forêt palpite, elle vibre, elle bourdonne et elle glapit, elle hulule et elle hurle, et de temps en temps elle dort…
Mais là il n’y avait pas un bruit. Pas une vibration. Juste un silence de mort, ou plutôt d’attente. Tel un félin qui se recroqueville, la forêt nous observait et se préparait à attaquer. Chaque buisson semblait dissimuler une paire (au moins) d’yeux hostiles. Chaque terrier suintait de venin, chaque mare scintillait de crocs… Mais pas un bruit, non, pas un murmure. Juste le vent dans la canopée, là-haut…

« Ce n’est pas normal, n’est-ce pas ? murmura Galaad, plus habitué à la ville.
— Non. Quelque chose ne tourne vraiment pas rond. La forêt est en colère, elle est furieuse… Quelque chose lui a été enlevée et… 
— Quoi ? Fagus, qu’est-ce qui se passe ? »
Je ne répondis pas. Les sens exercés du chevalier et du protecteur les identifièrent à leur tour, et le mage de la nature m’adressa un coup d’œil terrifié.

Nous sentions les masses approcher, guidées par une noire furie. Nous commençâmes à entendre les buissons craquer sur leur passage.
Juste avant qu’ils paraissent, nous la vîmes tous distinctement, par petits flashs successifs dans nos esprits. Un visage de conte de faës, une jeune fille magnifique, brune, aux yeux d’une douceur exceptionnelle. Une trop courte vision de paradis, qui fut interrompue par la brusque irruption des quatre émissaires de la forêt.
Il s’agissait de trois loups gigantesques encadrant un ours qui, sur ses quatre pattes, devait déjà atteindre les trois mètres. Aucun ne semblait enclin à parlementer, aussi Galaad et Pelenor défouraillèrent-il de conserve.

Je m’avançai alors. Je n’allais pas laisser s’opérer un tel massacre, ces animaux étaient créatures d’Heyra, ils avaient été injustement spoliés d’un bien et je me devais de tout faire pour réparer cette injustice. Je me prosternai devant l’ours qui semblait mener la bande et le suppliai de nous expliquer ce qui s’était passé.
« Fagus… 
— Une seconde, Vallach’, je suis occupé là. 
— Non mais Fagus… 
— J’essaie de nous sauver la peau, pourrais-tu… ? 
— Fagus, les arbres bougent ! »

Je me retournai vivement. Effectivement, alors que je n’y prêtais pas attention trois dryades avaient pris le contrôle d’arbres et s’étaient positionnées pour nous couper toute retraite.
C’est ce moment que les loups choisirent pour passer à l’attaque. Le plus grand bondit sur Galaad qui encaissa la charge avec son bouclier. Les autres foncèrent vers le mage et le forestier.

« J’espère que Heyra me pardonnera, mais mort je ne pourrais plus aider la forêt ! » hurlai-je en guise d’excuse. Brandissant mon shaaduk’t, je barrai la route à un des loups et protégeai ainsi le forestier. Me déplaçant souplement je guidai la bête vers moi et la forçai à oublier sa première proie. Du coin de l’œil, je vis Aléthéïos et Azyel conjuguer leurs efforts sur le grizzli : le mage des rêves opérait un blocage mental qui perturbait les sens de l’animal, tandis qu’Azyel préparait un sort de son cru, probablement létal.
Évitant prestement les crocs du canidé géant, je reculai afin de me laisser un peu de champ et abattit lourdement l’extrémité en forme de masse du shaaduk’t sur le crâne de mon adversaire. Celui-ci resta sonné pour le compte.
Pendant ce temps Pelenor n’avait pas perdu de temps et avait tranché son loup par le milieu, comme un bûcheron, selon une technique primitive mais efficace. Galaad, de son côté, réceptionnait chaque charge lupine avec son bouclier et ripostait immédiatement par un mouvement tournant se terminant immanquablement par un coup d’épée. L’animal fut vite mis hors de combat.

Vallach’, lui, semblait gravement à la rue. Il tentait maladroitement de se camoufler derrière un buisson mais son pourpoint rouge vif le rendait aussi discret qu’un pétaure dans un magasin de boîtes à musique. Comme les dryades commençaient à s’en prendre à lui, je hurlai à Azyel de s’occuper plutôt d’elles, puisque Aléthéïos semblait contrôler l’ours sans trop de peine. À peine eus-je fini d’articuler que deux boules de feu jaillirent de son gantelet et frappèrent les ligneuses créatures de plein fouet. Un sentiment de folie furieuse envahit alors l’air. Les dryades suintaient la haine par tous les stomates, leur combustion les rendant à moitié folles.

Nous optâmes alors pour la fuite, afin d’éviter de faire plus de dégâts. Le massif plantigrade resta sur place, trop occupé à rassembler ses esprits, et les dryades désertaient leurs arbres pour se trouver des abris plus sûrs.

De retour au village, nous fûmes accueillis par le forestier qui avait fui dès qu’il en avait eu l’occasion. Il ne pensait pas nous revoir vivants et nous proposa l’hospitalité pour la nuit qui s’approchait. Le mage de la nature, cependant, déclina l’invitation et préféra rentrer seul à Elya, ayant manifestement vécu assez d’aventures pour le restant de son existence.

La soirée fut l’occasion d’une grande discussion avec les membres du village. Le forestier qui nous avait accompagnés nous avoua ne jamais avoir vu la jeune fille que la forêt nous avait montrée, mais il évoqua d’une légende locale : dans un lac non loin de là, une jeune fille se serait noyée et hanterait encore les lieux. Bien sûr, c’était il y avait plus de vingt ans et il serait absurde que la forêt ne s’en émût que maintenant, mais c’est tout ce qu’il voyait.

« Génial ! Une morte d’il y a vingt ans, ça, ça va nous aider dans notre enquête ! critiqua Vallach’.
— Excuse-moi, mais c’est déjà une piste. Et pour l’instant, cette jeune défunte nous a été aussi utile que toi.
— Qu’est-ce que tu insinues ?
— Je n’insinue rien, j’affirme que pour l’instant, à part jouer du violon à une personne que tu aimes tellement que tu ne la reconnais pas quand tu la vois et mal te cacher derrière un fourré, tu n’as pas fait grand-chose.
— Cela suffit ! s’exclama Vallach’ en se levant, à quinze pas d’ici je te ferai savoir ce que vaut un Veynes, allez, viens te battre le tonsuré !
— Le faisan se rebiffe ! Perds pas tes plumes, bel oiseau. Je ne disais cela que pour plaisanter. Je suis certain que tu nous seras utile à quelque chose un jour ou l’autre, et au pire Khy a créé les hommes divers et variés afin qu’ils s’entendent en bonne intelligence, et si mon âme appartient à Heyra, je souscris volontiers à cette autre intention draconique.
— Qui a créé les hommes ? intervint Pelenor.
— Khy ! Khy a créé les hommes.
— Oui, qui ?
— Bon, ça suffit les nazes ! ordonna Galaad. Au dodo, demain on a du pain sur la planche. Va falloir réveiller les morts ! »

Le lendemain, sur la route du lac, Aléthéïos nous conta qu’il avait tenté en rêve d’atteindre la jeune fille de la forêt, mais sans succès.
« Ainsi donc, tu peux entrer dans les rêves de n’importe qui ? demandai-je, étonné.
— Point donc, ami prodige. Il faut d’abord que j’aie vu la personne. Et la technique fonctionne d’autant mieux que je sais précisément où elle se trouve, ce qui explique d’ailleurs mon échec de cette nuit.
— Tu parles ! T’as juste fait un jet de merde ! » commenta Azyel, ce que personne ne releva.

Nous traversâmes plusieurs villages sur le chemin, où la même histoire se répétait indéfiniment. Les bêtes avaient été particulièrement nerveuses la nuit passée, ce qui n’avait rien de surprenant après notre intervention. Un des hameaux nous apprit cependant un détail intéressant : un convoi avait apparemment traversé la forêt en passant par chez eux, dans un but des plus obscurs. Aucun paysan ne put nous apprendre ce qu’il transportait, ni dans quelle direction précise il était parti, mais les dates de passage coïncidaient étrangement avec celles des agressions sur les gardes des portes de la ville.

Le lac était un endroit de toute beauté, une jolie cascade enchantait la clairière d’un doux gargouillis, l’eau présentait des reflets enchanteurs et invitait à la baignade. Comme nous passions derrière la chute afin de vérifier si la traditionnelle caverne ne s’y trouvait pas, nous perçûmes en limite de nos champs de vision une forme féminine. Apparemment, une jeune femme était en train de se noyer au milieu de l’étendue d’eau ; elle s’enfonçait sans un bruit, sans un appel au secours.
Azyel plongea sans hésiter après avoir vivement ôté sa cotte légère et son épée. À peine avait-il plongé que la jeune femme avait disparu de notre vue, mais cela ne l’empêcha pas de poursuivre sa nage jusqu’à ce que, arrivé à mi-chemin, il disparaisse soudain à son tour.
Sa tête jaillit de l’eau, pour y replonger aussitôt avec force gargouillis et bulles d’imprécations, comme si quelqu’un l’attirait sous la surface contre son gré. Heureusement Galaad avait de l’expérience et avait au préalable insisté pour que son collègue protecteur s’encordât solidement. Pelenor et lui ramenèrent donc l’inconscient vers le rivage, sur lequel il se hissa en proférant d’aqueux jurons envers la malfaisante ondine qui l’avait empoigné.
Me concentrant quelque peu, je parvins cependant à rentrer en contact avec l’être d’eau qui lui avait joué ce tour, et une silhouette féminine toute d’eau formée montra son buste à proximité de l’endroit où nous nous tenions.

« Une ondine… Une vraie ondine… bafouilla Vallach’.
— On peut communiquer avec elle ? demanda Azyel.
— Oui, mais…
— SALE PUTE D’ONDINE DE MES DEUX, SORS DE L’EAU ET VIENS TE BATTRE GROSSE PÉTASSE MAL ESSORÉE… !
— Mais pas par des mots ! Ça suffit Azyel, elle entend ta colère, mais s’en moque bien. De toutes façons tu ne peux rien contre elle, et c’est toi qui as empiété sur son territoire.
— Quoi ? Quoi ? Mais…
— Le mieux serait de lui montrer des images : elle nous ferait ressentir ce qu’elle en pense par empathie. Aléthéïos, tu peux faire ça ?
— Le sort PrintScreen… Oui, j’ai ça en magasin. Une seconde… Voilà. »
Après quelques signes cabalistiques, une image en deux dimensions de la jeune fille de la forêt apparut devant nous et l’ondine. Nous ressentîmes aussitôt un intense sentiment de manque.
« Apparemment nous avions raison : cette fille appartient à la forêt, d’une manière ou d’une autre, et lui a été enlevée. Il nous faut la retrouver si nous voulons qu’elle recouvre son état normal, expliquai-je.
— Essaie une image de dragon de la nature. Il y en a forcément un dans cette forêt, il devrait gérer tout ça, pourquoi n’a-t-il rien fait ? » proposa Vallach’, pour une fois ingénieux.
L’icône d’une fille d’Heyra apparut à son tour, et un sentiment de souffrance nous heurta de plein fouet. Comme si nous étions en train de voir agoniser un être cher. Plusieurs d’entre nous, dont les vies n’avaient jusque-là pas toujours été roses, eurent le réflexe de détourner le regard. Je devinais chez certains des souvenirs bien plus douloureux que les miens propres.
« Je crois que le dragon de cette forêt ne va pas fort… » interpréta Pelenor, le visage fermé.
Une nouvelle image apparut dans nos esprits, l’image d’un attelage passant près du lac. De grandes jarres portant des runes en composaient le chargement et il se dirigeait vers l’intérieur de la forêt.
« Voici donc notre fameux convoi. Apparemment notre amie liquide le pense aussi lié à toute l’affaire. Vous pensez que nous pourrions retrouver sa trace ? » demanda Galaad.
Je hochai la tête, déclarai que nous pouvions toujours tenter et remerciai l’ondine pour l’aide qu’elle nous avait apportée. Elle disparut dans son élément sans un mot, sans une pensée.

Les traces du convoi n’avaient pas été bien dissimulées et il nous fut assez facile de repérer le chemin tracé par les roues de l’attelage en nous repérant par rapport à la vision de l’ondine. La piste menait à une petite maison de chasseur isolée dans le sous-bois. Le propriétaire semblait assez inquiet de voir débarquer pareille troupe, mais il fut rasséréné par les trois dracs de bronze que lui offrit Vallach’ et nous confirma que le convoi transportait des jarres ornées de runes. En fait, les voyageurs (qui étaient souvent cinq ou six) stationnaient régulièrement devant leur maisonnée l’attelage et le potame qui le traînait et louaient au propriétaire son âne pour transporter plus avant les jarres vides, l’épaisseur de la végétation interdisant le passage au chariot. Ils revenaient quelques heures plus tard, les jarres pleines et hermétiquement scellées, et repartaient d’où ils étaient venus.

Pendant que l’homme confessait tout cela, Aléthéïos et moi jouions avec les enfants, qui semblaient dissimuler un objet étrange. Au bout d’un moment, ils se sentirent suffisamment en confiance pour nous le confier : « c’est les gens du convoi qui l’ont laissé tomber. C’est drôlement pointu, faut faire attention… »
Je tressaillis en découvrant l’objet. À mes côtés, Aléthéïos conservait un flegme exemplaire. L’objet triangulaire était de toute évidence un carreau d’arbalète.

Après l’avoir montré à l’assemblée, le doute ne fut plus permis : le convoi était dirigé par des humanistes.
« Maudite engeance ! Que sont-ils encore allés manigancer pour nuire à l’ordre des choses ! s’exclama Azyel, dont le côté protecteur prenait par moment des teintes inquisitrices.
— Euh… Vous êtes sûr qu’il ne s’agit pas de pointes de flèches ? Peut-être des voyageurs…
— Ami Vallach’, tu es agile en parole, mais laisse l’analyse des armes à ceux qui en font profession. Ceci est une pointe destinée à une arme mécanique, un équipement hérétique, tout ce qu’il y a de plus humaniste, asséna Pelenor, apparemment bien au fait des stratégies guerrières des anti-dragons.
— Nous devrions poursuivre notre route. Je reconnais que je suis inquiet, mais également curieux de savoir ce que les humanistes peuvent trouver de si intéressant qu’ils n’hésitent pas à forcer l’entrée d’Elya » fis-je remarquer.

Nous poursuivîmes donc. La piste était légèrement moins aisée à suivre, ce qui me permettait de ne pas trop réfléchir aux implications de notre découverte.
Les humanistes voulaient la peau des Grands Dragons, c’était entendu. Ou plutôt, ils voulaient se « libérer du joug sous lequel les tenaient les grands ailés ». Chacun son vocabulaire, quand on veut tuer son chien…
Les humanistes rejetaient en bloc les Édits draconiques. Ils développaient des arts interdits comme la mécanique, la chimie et la médecine, refusaient la magie de Moryagorn, prônaient la libération, bref autant de fadaises.
En tant que prodige, j’étais par définition hostile à l’humanisme. Cependant je me situais, et de loin, dans la fraction tolérante de ma caste. La plupart des humanistes que j’avais croisés étaient plus de doux rêveurs, des illuminés qui tentaient d’améliorer la vie de leurs congénères. Jamais je n’en avais dénoncé un seul, me contentant d’une remontrance et d’une démonstration des vertus draconiques. Je croyais, je crois toujours en la vertu par l’exemple. La répression, dans les cas véniels, n’apporte rien de bon.
Mais ces rares rencontres ne me trompaient pas : je n’avais eu affaire qu’à une portion elle-même très modérée de l’hérésie, et je savais que quelque part dans le nord, toute une nation d’humanistes radicaux s’étaient formée. Et je n’avais que trop conscience de ce que donnait une grande réunion de doux illuminés : une bande de fanatiques fous furieux qui, pour peu qu’un meneur sorte des rangs, sombrerait vite dans un délire hégémonique sous couvert de « libération des opprimés ».
La présence du carreau d’arbalète indiquait la présence d’une section militaire, qui devait donc effectuer une mission précise et sans doute importante pour s’aventurer en forêt, un milieu que les humanistes n’appréciaient traditionnellement pas. Tous autour de moi arboraient des visages graves et inquiets, preuves qu’ils étaient aussi conscients que moi de la taille et de l’importance du lièvre que nous avions levé.

Au bout de trois ou quatre heures de marche nous arrivâmes au pied d’une petite colline où peu de temps auparavant, à en juger par les coulées d’effondrement toute fraîches, s’était produit un glissement de terrain. Vers la base on distinguait l’entrée d’une galerie de mine, étayée à la virgule, avec vaux et sapines[1]. Nous approchant, nous vîmes le tunnel s’enfoncer sans surprise sous la colline et distinguâmes çà et là des restes de tonneaux éclatés et à moitié brûlés de l’intérieur.
« De la poudre… murmura Aléthéïos. Une invention diabolique des humanistes. C’est un explosif puissant, ils l’utilisent pour creuser leurs mines. »
Nous pénétrâmes dans l’obscur conduit et Azyel nous éclaira d’une flammèche, un sort mineur de feu bien utile en pareil cas. À mesure de notre avancée nous commençâmes à entendre un curieux bruit de succion en provenance des parois. Azyel intensifia son sort, découvrant les murs, et nous remarquâmes avec dégoût quantité de vers étranges et fuligineux se trémousser sur les pierres environnantes. Leur nombre augmentait manifestement à mesure que l’on progressait vers le fond.
Galaad trancha un de ces curieux annélides, ce qui n’eut d’autre effet que de produire deux vers, strictement identiques au premier, y compris en taille.
« Quelle est cette diablerie ? Fagus, as-tu déjà vu pareille chose ? demanda Pelenor, inquiet.
— Eh bien… fis-je, étonné. La schizométamérie est chose courante chez les annélides, mais je n’ai jamais vu de telles créatures… d’un autre côté je ne suis pas familier de la biocénose cavernicole, peut-être s’agit-il d’une espèce locale de polychète…
— En clair, tu sais pas ce que c’est, résuma Vallach’.
— Moi, je sais. N’y touchez surtout pas ! s’exclama Aléthéïos, à qui je vis pour la première fois l’air inquiet. Ces créatures… Elles ne sont que la marque d’un mal étrange et peu connu des hommes. Elles se nourrissent de magie, aussi il vaut mieux éviter, pour ceux d’entre nous doués de pouvoirs, de s’en approcher.
— Comment connais-tu cela, Aléthéïos ? De quoi s’agit-il exactement ?
— On appelle cela le Fléau. Mon père m’en a souvent parlé. Il a combattu cette plaie à travers tout Kor, aux côtés de valeureux combattants.
— Ces créatures puent le fatalisme ! Décidément, cette grotte est le repaire de toutes les vermines de notre monde ! s’insurgea Azyel.
— Je suis navré, collègue, mais le Fléau n’est pas une création des fatalistes. Pour ce que mon père m’a raconté, il s’agit d’une lèpre mise au point par deux particuliers, des immortels qui souhaitaient se venger des dragons qui les avaient trahis… raconta Aléthéïos, dont l’éternel petit sourire était revenu.
— Cela revient au même. Que sont devenus ces immortels ?
— Mon père l’ignore. Il a continué à les combattre pendant un temps, puis a opté pour une… une retraite bien méritée. Mais même s’ils ont renoncé, leur calamité court toujours.
— Mmh… » fit Azyel, à moitié convaincu. Il semblait déjà suspicieux de nature, mais le fait qu’Aléthéïos connût aussi bien les mœurs humanistes et fût familier de ce Fléau qui sentait tellement le fatalisme n’était pas pour arranger les choses.
Ces pensées furent toutefois interrompues par un soupir déchirant.
Le fond de la caverne semblait obstrué, mais en nous approchant nous vîmes soudain une partie de la paroi se lever et découvrir une sphère brillant faiblement d’un jaune pâle. Nous comprîmes alors que nous étions face à l’œil du dragon de la forêt.
En regardant mieux, nous distinguâmes les contours de sa tête, ses cornes tombantes, son bec crochu. Il semblait à l’agonie. Sa respiration était sifflante, bourdonnante, comme si ses voies internes étaient encombrées, ses yeux étaient presque vitreux. Il nous vit sans nous voir, en proie à toute la souffrance du monde. Sa tête était couverte de ces vers noirs du Fléau et, s’il s’agissait d’une maladie, il semblait en phase terminale.
« Nous devrions nous éloigner. Les vers de la grotte sont faibles, mais ceux-là sont virulents à souhait. Nous pourrions être contaminés à notre tour », commenta Aléthéïos en faisant demi-tour. J’esquissai un humble salut et sortis à la suite de mes camarades.

L’heure était grave et dépassai de loin mes compétences. Pelenor s’isola pour communiquer avec son lien draconique. Elle était également dragon de la nature, elle saurait quoi faire. Il y avait sans doute un moyen de se débarrasser du Fléau, on avait dû trouver quelque remède depuis l’époque du père d’Aléthéïos. Quoique celui-ci ne semblait guère y croire.
« Ami mage, n’y a-t-il aucun espoir à tes yeux ? Ce Grand Dragon devra-t-il capituler face aux ravages d’une maladie ? Comment se peut-il… ?
— La réalité est pire que tu ne le crois, ami prodige. Le Fléau ne se contente pas d’absorber la magie, il provoque des douleurs bien au-delà de tout ce que tu pourrais imaginer. Mon père a vu nombre de Grands Ailés devenir fous à force de souffrances, se mettant à tout dévaster sur leur passage jusqu’à ce qu’un être courageux réussisse à faire taire le mal en les achevant. Je sais que cela semble cruel, mais il m’étonnerait fort que Pelenor ne revienne pas bientôt avec pour consigne l’effacement total de cette colline. »
Pelenor approchait justement :
« L’affaire est d’importance, elle doit en discuter avec d’autres dragons… Elle rappellera dans quelques heures.
— Bien. Mettons les choses au clair, si vous le voulez bien… proposa Galaad.
— De toute évidence, une petite faction d’humanistes a investi la ville, dit Azyel, avec un accent haineux sur le mot en H.
— Cela n’a rien d’étonnant. Il eût été surprenant qu’une grande ville comme Elya, qui plus est à l’interface entre les États draconique et humaniste à la veille d’une grande croisade, ne possédât pas une cellule humaniste clandestine, déclara Aléthéïos, ce à quoi tout le monde souscrivit.
— Toutefois, intervint Vallach’, une fraction de cette cellule semble de nature militaire, et en mission pour les nations humanistes. Et cette mission, étant donné ce que nous savons maintenant, semble claire.
— En effet. Ils viennent jusqu’ici récupérer les vers du Fléau sur ce malheureux Dragon. Peut-être même lui ont-ils inoculé ! soufflai-je.
— Non, ça ne marche pas comme ça, précisa Aléthéïos. Je doute que les humanistes puissent maîtriser le Fléau, ils refusent la magie et ne peuvent donc pas comprendre comment ce mal fonctionne. Cependant l’usage qu’il lui destine est évident.
— C’est une arme redoutable contre l’armée qui se prépare à envahir leur pays. Sans les dragons et les mages, nous n’irons pas loin, exposa Pelenor. Je pense que…
— Oui ?
— Une seconde… Je capte mal… Attends, je m’éloigne… »
Et joignant le geste à la parole, il fit quelques pas, manifestement en contact avec son dragon. Cependant je m’entretenais avec Aléthéïos :
« Ton père semble avoir connu de nombreuses aventures.
— Oh oui. C’est un mage lui aussi. Il était inspiré par une Étoile et suivait sa destinée aux côtés des autres élus de l’astre. Une équipe extraordinaire à ce que l’on raconte. Il m’a beaucoup appris, et je crois pouvoir affirmer que sans lui, je ne serais pas ce que je suis.
— J’imagine que ses histoires ont bercé ton enfance…
— Mon enfance… Disons que je ne l’ai pas vu passer. Mais oui, il m’a conté de nombreuses histoires. Sur les dragons et les hommes, sur les passions et les guerres, sur les fatalistes et les humanistes. Il m’a terrifié avec des histoires de Slaynns attaquant des auberges la nuit, sans bruit ; il m’a envoûté avec le récit palpitant de l’idylle impossible entre deux êtres que tout opposait ; il m’a confié comment la vie vous met devant des alternatives déchirantes, comment on doit parfois choisir entre sauver une vie chérie plutôt que des milliers d’autres inconnues ; il m’a appris à me méfier des rêves car ils sont trompeurs et m’a encouragé à les maîtriser pour mieux m’en prémunir ; il m’a appris à chérir mes amis malgré nos divergences d’opinion, car ils sont précieux…
— Il faudra me les raconter. Je les propagerai de par Kor, et nul n’ignorera plus les exploits du père d’Aléthéïos le mage.
— Peu sont racontables, malheureusement. Mais j’essaierai d’en trouver quelques-unes qui ne vont pas trop à l’encontre des Édits draconiques…
— À ce point ?
— Père a coutume de dire que le seul qu’ils n’aient pas enfreint, c’est la souillure du corps de Moryagorn. Mais il plaisante souvent en rappelant qu’Irys ne s’est pas construite en un jour. »
Nous riions ensemble quand Pelenor revint, le regard grave.
« Ils ont pris leur décision. »

Azyel se chargea de la besogne. Il avait visiblement la gorge nouée, pourtant il ne bafouilla pas en prononçant son incantation. Le projectile, une boule de feu majeure, plongea droit dans l’ouverture du tunnel, carbonisant vaux, sapines et étais, et la colline implosa dans un grand bruit sourd. Le dragon ne poussa pas un cri, sans doute soulagé par cette mort qu’il appelait de ses vœux depuis si longtemps.
Nous nous recueillîmes quelques temps, puis, comme il n’y avait plus rien à faire là, nous reprîmes le chemin de la ville.


[1] Excusez-moi de m’y connaître !

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