Je ne suis pas un exégète de la bande
dessinée. Tout au plus un amateur éclairé. J’en lis depuis toujours, je ne suis
pas réfractaire à un genre en particulier, pourtant il y a de nombreux auteurs
« incontournables » que j’ai contournés, pour mille raisons. Je n’ai
jamais lu Mœbius. Je connais mal Druillet. Blutch m’intéresse mais ne m’a
jamais emballé. Les exactions graphiques de Bilal ne m’arrachent qu’une
demi-molle. Bref, je ne suis pas un expert.
Pourtant, dans mon groupe d’amis, que j’ai la
vanité de qualifier de vaste, je suis considéré comme l’homme-référence dans le
domaine. Quand il est question de BD, on se retourne vers moi. Même mes amis
graphistes ou dessinateurs (-trices en l’occurrence) écoutent mon opinion avec
intérêt et, si nous ne sommes pas toujours d’accord, mon avis est entendu avec
respect.
Tout ça pour vous situer ma légitimité sur le
sujet. Je n’ai pas rédigé de thèse, mais j’ai une vision qui est jugée
pertinente et représentative d’un grand public impliqué.
Sachant cela, revenons un an en arrière,
pendant l’hiver 2013. Pour la première fois l’Académie du Grand Prix du Festival
international de la bande dessinée d’Angoulême (le mot important ici est
« international », mais je vais y revenir) a jugé bon de demander son
avis à la profession.
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L'affiche du festival 2014, dessinée par Willem, donc. J'aime bien en fait. |
Oui parce que jusque-là, le Grand Prix du
festival (c’est-à-dire le président du festival suivant, qui se voit notamment décerner
une exposition) était nommé unilatéralement par « l’Académie », un
collège de sommités (anciens Grands Prix eux-mêmes). J’ai d’ailleurs un immense
respect pour l’œuvre de la plupart de ces auteurs, parmi lesquels on compte
Goossens, Trondheim, Cestac, Baru, Pétillon, Schuiten…
Or, l’an dernier, quelqu’un s’est dit que,
peut-être, l’ensemble des professionnels du 9e art aurait une vision
aussi pertinente que celle d’une vingtaine de vieux barbons, qui pour
estimables qu’ils soient n’étaient pas forcément très au courant des évolutions
de leur média. La preuve, s’il en fallait une : l’absence remarquable de
Japonais dans le palmarès, alors même que le manga connait un succès de
librairie proprement délirant depuis quinze ans (en 2012, 10 mangas représentaient à eux seuls 50 % des ventes de BD en France). Depuis 1974 et le premier Grand
Prix (Franquin, loué soit son nom), on dénombrait trois Américains (Eisner,
Crumb et Spiegelman), un Argentin (Muñoz), un Italien (Pratt), un Suisse (Zep)…
et le reste réparti entre la France et la Belgique.
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Le Mal, dans toute sa fourbe incarnation. |
Ainsi, en 2013, le scrutin fut-il scindé en deux
collèges : les vingt-cinq académiciens d’un côté, et les deux mille huit
cents professionnels de la BD de l’autre. Les voix étant pondérées sur une base
de 50/50, donc aussi équitable qu’une élection de sénateurs.
Je prenais (à dessein, car je suis fourbe
comme un journaliste) l’exemple des auteurs japonais privés de Grand
Prix : eh bien qui croyez-vous qui soit arrivé en tête de l’élection par
les professionnels en 2013 ? Akira Toriyama, mangaka émérite et célébrissime
auteur de Dragon Ball et de Dr. Slump. Et que se passa-t-il ? L’Académie
prit acte de ce choix, le jugea mal à propos et, telle une Assemblée nationale sarkozyenne
face à un rejet massif du TCE par référendum, élut Willem.
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Qui ça ? Willem ! Lui, là ! |
Et là, à ma grande honte, je dois admettre
que je ne connais pas Willem. Je m’y connais en BD, plus que bien des gens,
mais je ne connais pas Willem. Et si je ne me vante certainement pas de mon inculture, j'ose penser que beaucoup d’autres ne connaissent
pas Willem. Ce monsieur a certainement une formidable carrière, il est sans nul
doute un grand auteur, artiste et tutti
quanti, mais je ne le connais pas, je n’ai même pas idée de son style, de
son genre de prédilection… Une rapide recherche m’apprend qu’il est
néerlandais, que c’est un satiriste qui a beaucoup bossé pour Charlie Hebdo… Et là je ne peux pas m'empêcher de penser : ben oui, on va quand même pas
élire un Japonais qui dessine des cacas souriants alors qu’il reste encore
quelques grands noms de la BD européenne qu’on n’a pas sanctifiés ! Et
qu’importe que le grand public n’ait aucune idée de qui il s’agit. La BD, c’est
une affaire sérieuse, c’est de l’art, et l’art c’est pas pour le grand public.
Était-ce l’intention de l’Académie que de me faire penser cela ?
Sans doute pas. Mais c’est ainsi que son choix a été ressenti, et elle l’a payé
cher. L’Académie vient d’être dissoute. Les membres, sentant que le moment
était venu de se retirer, l’ont fait avec le panache qui leur restait,
désertant le navire avant qu’il ne soit torpillé. Désormais c’est un vote de la
profession qui élira le Grand Prix du festival. Un vote dont le premier tour
vient de donner en ballotage : Katsuhiro Otomo, Bill Watterson et Alan
Moore. Des auteurs dont, étonnamment, la qualité de l’œuvre (tant sur la forme
que sur le fond) n’a pas empêché l’adhésion pleine et entière du grand public.
Des auteurs, étonnamment là aussi, non franco-belges. Après des années d’une quasi-hégémonie
héritée d’un temps où la « bande dessinée noble »
étaient coincée entre Bruxelles, Marcinelle et Paris, le Grand Prix du festival international de la BD commence à mériter son adjectif. J’aime
bien cette idée.
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C'est pas un podium qui a de la gueule, ça, nom de nom ? |