Ex nihilo Neil

01 août 2011

Les Prétendants d'Elya (8)

La foire au bourrin

Le lendemain matin, après plusieurs séances de méditation intense, je rejoignis mes camarades pour un petit déjeuner fort animé. Sidney, la jeune fille qu’accompagnait Galaad la veille, s’était jointe à nous, ce qui généra moult plaisanteries égrillardes[1] de la part de Pelenor et Azyel. Et de Thallia. Et de Vallach’. En fait, toute la tablée était de charmante humeur, même Azyel qui racontait sans gêne aucune son « investigation » de la veille, démontrant avec méthode que le prince Argen était probablement innocent.
« Non, c’est décidément un homme charmant, il m’a même invité à venir le voir sur son île.
— Oh, il veut t’introduire dans son monde ? précisa Pelenor.
— Oui, reprit Vallach’. Il est d’usage à Jaspor de profiter des voyages pour élargir le cercle de ses amis. » Et toute la table d’éclater de rire (à l’exception d’Aziel, manifestement si habitué à ne pas saisir les plaisanteries du commun qu’il n’y prêtaient même plus attention).
« En revanche je n’ai pas compris ce que me voulait ce soudard aviné qui m’a agressé par la suite. Sans doute une brute épaisse en quête de quelque querelle pour se pavaner d’une maigre gloire. Maudite engeance que ces alcooliques !
— Oui, c’est sans doute ça, acquiesça Galaad qui avait vite compris la situation. Mais dis-moi, Pelenor, Ingrid ne nous rejoint pas ?
— Euh… Ben non ! Je l’ai raccompagnée hier soir, comme il sied à un gentleman, et l’ai laissée à sa porte après un chaste baiser de la main.
— Ah, ah, le romantique ! Bouh, la honte !
— Oh, ça va, s’insurgea le géant, dont la face était devenue rouge pivoine. Sache qu’Ingrid est une dame de qualité, que je compte bien épouser dès que cette aventure sera terminée !
— Oh, quelle noblesse d’esprit ! s’extasia Sidney. Vous êtes décidément digne de votre titre, chevalier, et cet hymen sera célébré dans tout le royaume, j’y veillerai. Nous pourrions peut-être faire deux cérémonies conjointes, qu’en penses-tu Galounet ? »
« Prfffttt » fut phonétiquement la réponse de Galounet, qui venait de cracher tout son lait à la face d’Azyel, lui-même totalement stoïque à l’idée que son partenaire pût entrer en ménage. « Euh, attends ma douce, il se trouve que… Enfin, tu veux dire que… Il faudrait quand même que… Je… Il faut qu’on en parle, n’est-ce pas ? »
La jeune fille, qui n’avait en ce moment rien d’innocent dans le regard, semblait farouchement déterminée, en tous cas nettement plus que le protecteur qui n’en menait pas large. Comme la conversation s’envenimait au grand amusement de la tablée, je distinguai dans la rue la large silhouette de Mercutio, le prodige d’élite envoyé par la Forêt-mère. Je le hélai et il nous rejoignit à la table.
« Vous êtes le groupe enquêtant sur l’enlèvement de la reine des Faës ?
— Euh… Si fait, fit Galaad, à la fois ravi de cette diversion et impressionné par la carrure du prodige.
— Avez-vous pu négocier avec la bête ? m’enquis-je.
— Non.
— Ah… »
Comme je demandais quelques explications, il consentit à détailler :
« Pour l’instant elle est sous terre, alors je peux pas taper dessus. Donc on attend ce soir.
— Mais… ce soir c’est la pleine lune, elle va venir attaquer la ville !
— Voilà. Ce soir, on sait où elle sera. Je vais mobiliser les troupes de la ville. Une centaine de soldats devraient suffire au cas où d’autres créatures s’en mêleraient. Vous en serez ?
— Parbleu, s’exclama Pelenor, il ferait beau voir que nous n’aidions pas à débarrasser la région d’un tel danger rampant ! Nous serons là, équipés de pied en cap.
— Bien. Vous êtes celui qui a remporté le tournoi hier ? Intéressante technique. J’ai apprécié.
— Bah euh… Merci, fit le chevalier, qui ne pensait certes pas recevoir un jour de compliment d’un prodige, surtout sur sa façon de combattre.
— Je vous laisse, poursuivez vos investigations. Ce monstre n’est qu’un prélude à ce qui nous attend si nous ne la retrouvons pas.
— Vous voulez dire que si on abat celui-ci, d’autres suivront ?
— C’est pour ça que je suis là, dit-il en brandissant son herculéen shaaduk’t. Pour “négocier”. Allez, ce soir, au lever de la lune.
— Très bien, à ce soir… » le saluai-je. Me retournant, je constatai qu’un des membres de la troupe n’était plus là. « Où est Aléthéïos ? »
À ce moment, la table fit un petit bond accompagné d’un bruit sourd, puis d’un « ouch ! ». Aléthéïos sortit de sous le meuble, se frottant énergiquement la tête.
« Hé, hé, excusez-moi, j’avais fait tomber ma cuiller.
— Tu as mis diablement longtemps à la remonter, dis-moi ? s’interrogea Azyel.
— Il fait sombre là-dessous », répondit le mage des rêves avec un sourire. Je remarquai toutefois qu’une goutte de sueur coulait le long de sa joue. Il se figea soudain, les yeux fixés vers la porte. Là-bas, Mercutio s’était arrêté en travers de l’ouverture et le fixait intensément de son œil unique. Sa voix rocailleuse retentit dans la salle, sans qu’il la force particulièrement, et elle résonnait de menace et de violence contenue :
« Là, j’ai des trucs à faire. Mais on va se revoir. »
Aléthéïos déglutit avec peine, manifestement terrorisé, et regarda le prodige partir. À ses côtés, Thallia n’en menait pas large non plus.
Seul Azyel paraissait avoir conservé son entrain, affirmant que si « le gros prodige était sur le coup d’Aléthéïos, il pouvait se concentrer sur le cas Vallach’, qui lui semblait de plus en plus suspect ». L’ambiance autour de la table s’était sensiblement rafraîchie.

Plus tard dans la journée, nous apprîmes par un rapport des protecteurs qu’un marchand avait été abattu. Il s’agissait du proche du comte de Falonie qui avait acheté les armes au prince Argen et sa mort, bien qu’accidentelle, semblait du plus haut suspect (tomber sur un poignard vertical, c’est vraiment pas de bol !). La plupart d’entre nous ayant besoin d’action, nous décidâmes de « discuter » avec le comte de Falonie en tête à tête. Celui-ci logeant à l’auberge du Poney Fringuant, comme les plus riches d’entre nous, nous le guettâmes discrètement. Une fois qu’il se fut rendu seul à sa chambre, située à l’étage, nous gravîmes les escaliers prestement et entrâmes sans frapper. Enfin, sans frapper à la porte.
« Qui êtes vous ? Que… Vous ? » s’exclama le comte en reconnaissant Pelenor et surtout Vallach’, un accent de haine dans la voix.
« Asseyez-vous, monsieur le comte, nous désirons juste vous poser quelques questions, commença poliment Galaad, qui avait décidé de jour le bon flic.
— Je m’assiérai si l’envie m’en prend, officier ! De quel droit pénétrez-vous dans la chambre d’un membre du gouvernement ? Je vous signale que je suis encore ministre de ce royaume !
— Nous savons très bien qui vous êtes, monsieur. Croyez que nous sommes navrés de cette intrusion, cependant nous avons besoin d’un certain nombre de précisions et nous n’hésiterons pas trop sur les moyens de les obtenir.
— Comment ? Et que comptez-vous faire ? Me torturer ? »
En guise de réponse, Pelenor donna un monumental coup de fourreau au niveau du tibia du comte, qui poussa un grand cri et tomba assis sur son lit. Les larmes lui montaient aux yeux tandis le chevalier déclarait sereinement :
« Nous pourrions effectivement envisager d’en arriver là.
— Mais mon camarade n’est qu’un guerrier, ses méthodes sont brutales et sans âme. Mon compagnon, là derrière, est mage, lui. Azyel, mage de Brorne et de Kroryn, officier de la Sainte Inquisition draconique, dit “le Fou”, dit “le Faiseur de Coupable”, dit “l’Archange de la Douleur” et quelques autres surnoms peu flatteurs mais véridiques. Il connaît les moindres lignes de puissance du corps, les zones où transite la souffrance, celles où elle peut s’accumuler, causant les pires maux imaginables. Et si par hasard vous faisiez mine de succomber, notre bon prodige ici présent, Fagus, dit “le Génocide”, dit “l’Éviscécateur”, dit “le Bourreau de la Forêt-mère”, vous soignerait illico pour vous remettre entre les mains de notre expert. Allez-vous avouer à présent ?
— Tu vas parler, mécréant ? s’exclama Azyel, s’impatientant.
— Maismaismais… Vous ne m’avez rien demandé… implora Falonie.
— C’est exact, j’y venais. Un marchand de vos amis est décédé ce matin dans des circonstances troubles. Il semble qu’il était en marché avec le prince-marchand Argen de Jaspor pour l’achat de diverses armes et armures dans le but de monter une milice privée. Cela vous évoque-t-il quelque chose ?
— Mais je… Je n’ai jamais entendu parler de cette affaire, j’en suis navré… Qui était ce marchand ?
— Vous ne nous facilitez pas la tâche, vous savez ? »
Alors que Galaad se retournait pour laisser la place à Pelenor, je lui soufflai à voix basse :
« Euh… Il a l’air sincère, tu sais. Peut-être que…
— Fagus, ce type est un politicien. Avant de rencontrer un politicien sincère, Azyel aura fait allégeance à Kalimsshar. De plus, nous savons de source sûre qu’il était lié à ce marchand. Quoi ? Le Premier ministre, celui qui a la confiance du roi pendant des années, risque de se faire spolier le trône à cause d’un tournoi à la con, sous prétexte que le vieux roi aimait un peu trop sa fille et a voulu accéder à son caprice de prince charmant, et il ne prendrait pas quelques dispositions pour s’assurer que la place lui revienne ? Il sait très bien que, pour ce qui est de conquérir la princesse, même Vallach’ a plus de chance que lui, alors il s’est réservé une assurance en montant sa petite milice. Franchement, crois-en mes années de métier : comme je te fais confiance dans la reconnaissance des arbres, aie confiance en ma reconnaissance des malhonnêtes.
— Euh… Bien. Cependant, et contrairement à ton assertion de tout à l’heure, je suis incapable de ressusciter les morts, je te suggère donc de surveiller Pelenor.
— Mais non, ça baigne. Oh, Pelenor, t’en es où ?
— Il va pas tarder à craquer… »
À ce moment, un grand « CRRRRRAC ! » retentit dans la pièce, au moment où le tibia du comte cédait complètement. Le malheureux ne put même pas pousser un cri, mais les larmes coulaient abondamment sur sa figure.
« A y est, il a craqué.
— Bien. Alors, monsieur le comte, où en étions-nous ?
— Très bien, expliqua le comte entre deux hoquets de douleur. Je reconnais, j’ai monté une milice pour prendre le pouvoir si un autre recevait les faveurs de la princesse. Je… J’ai gouverné des années aux côtés de l’ancien roi, le trône me revient à moi, pas à un béjaune juste bon à épater les filles. J’en ai les aptitudes, j’ai la confiance du peuple !
— Que faites vous donc des desideratas de la princesse, vil félon, traître à votre patrie ? demanda un Vallach’ visiblement outré.
— Les désirs de la princesse s’interrompent là où commence son devoir envers son peuple ! Irait-elle épouser un incapable de votre espèce, dans quel gouffre ma patrie, dont vous me déclarez traître un peu vite, sombrerait-elle ? Que savez-vous de la manière de diriger un pays ? Que savez-vous de la situation actuelle des Marches alizées ? Les comtés sont à un doigt de faire sécession les uns après les autres, laissant le champ libre aux humanistes pour conquérir le Sud, aux draconistes pour conquérir le Nord. Que restera-t-il de mon pays après ces croisades ? Que deviendra-t-il, si ce n’est le champ de bataille désigné entre les diverses factions ? Saurez-vous éviter cela, marquis Vallach’ de Veynes ? »
Le faisan fut mouché par les questions du comte, mais conformément à son habitude il se reprit vite et déclara plus solennel que jamais :
« Vous me sous-estimez, monsieur le comte. Mais je comprends que vous n’avez fait cela que par amour de votre patrie. Votre jugement sera juste et équitable, et s’il plaît au jury de vous laisser libre, je vous réintègrerai volontiers dans mon gouvernement. Nous aurons besoin d’hommes de votre…
— Pitié, faites-le taire ! supplia Falonie. Enfermez-moi, enchaînez-moi, torturez-moi, mais faites-le taire ! »
Pelenor attacha alors solidement le comploteur et nous l’emmenâmes jusqu’à la caserne des protecteurs.

Une fois le comte sous clé nous prîmes quelque repos en prévision de l’épreuve de ce soir. Aléthéïos n’avait pas participé à l’arrestation, sa rencontre avec Mercutio l’ayant de toute évidence retourné, et il n’avait pas même répondu à mes amicales questions. Thallia avait elle aussi disparu, murmurant quelque chose comme « les choses se compliquent », sans que cela n’ait eu l’air de la déprimer outre mesure. Quant à Sidney, elle était retournée au palais.

Le soir, Azyel, Pelenor, Galaad et moi-même nous rendîmes aux portes de la ville, face à la forêt. Mercutio était déjà là, avec ses deux élèves et une centaine de soldats de divers corps, combattants, protecteurs, prodiges, mages, voyageurs… Je m’approchai du prodige géant afin de m’enquérir de la situation :
« Il ne va pas tarder, je le sens. Dès qu’il approche, les mages le mitraillent de boules de feu et les voyageurs de flèches. Je n’aime pas trop ça, mais on ne peut pas prendre le risque qu’elle s’approche trop près des murailles.
— Il est vrai que recourir à la magie du feu sur des créatures de la nature n’est pas très…
— Non, ça c’est pas grave. C’est les voyageurs que je ne peux pas pifrer. Bande de lopettes avec des arcs ! Enfin, pas le choix.
— Euh… Oui. Je pensais que les mages vous déplairaient plus. Étant donné votre contentieux manifeste avec Aléthéïos… »
Mercutio se retourna vers moi, l’air plus sépulcral que jamais, et je me demandai si pousser plus avant l’interrogatoire sur le sujet serait très stratégique de ma part.
« Que sais-tu de ton ami mage des rêves, prodige ?
— Je… Euh… Pas grand-chose en fait. C’est un gentil garçon, très compétent, philosophe, il nous a beaucoup aidés jusqu’ici… Certes, il est possible qu’il ait quelque peu versé dans le Fatalisme, mais…
— Mais ? Comment ça mais ? Tu t’imagines que sombrer dans le Fatalisme est un détail dans la vie d’un mage ? Tu t’imagines qu’il suffit de déchirer le contrat pour en repartir libre comme l’air ? On parle du Fatalisme, pas d’un abonnement à France Loisir ! As-tu la moindre idée du pacte qu’ils signent avec les forces noires de Kalimsshar ? As-tu la moindre idée de ce qu’il deviennent alors, de ce dont ils sont capables ? J’en ai connu, de ces mages qui tentaient d’utiliser la sphère du Fatalisme pour servir le bien. Tous ils ont été captés, aspirés par l’infernale spirale de ce culte impie. Une fois passé, rien ne saurait te faire refranchir le seuil ! Pourquoi crois-tu que ton ami se trouve ici ? Ne trouves-tu pas étrange qu’il se promène en ces lieux si stratégiques, en ces instants de doute qui décideront sans doute de l’avenir de Kor ? Et la compagne de ton Aléthéïos, que crois-tu qu’elle soit ?
— Thallia ? Qu’est-ce que vous voulez dire ? »
J’avais haussé le ton sans le vouloir et je le regrettai aussitôt. Mercutio leva un sourcil en me fixant de son œil cyclopéen.
« Mmh… Tu n’es qu’un gamin, tu t’es fait embobiner par cette créature. Ta Thallia n’a rien d’une simple mage. C’est un dragon de l’ombre, je l’ai senti dès que je l’ai vue au marché. Je connais bien les féaux de Kalimsshar pour en avoir affronté moult, et je suis familier de leurs sournoises forfaitures. Je prierai pour que tu fasses la paix avec toi-même après ce que ce serpent t’a probablement déjà mené à accomplir, mais penses-y. Si ce duo maléfique se trouve dans les parages, ce n’est pas pour rien.
— Je… Je n’y avais pas songé… Mais êtes-vous sûr de ce que vous affirmez ? Comment se peut-il… ?
— Si tu le veux bien, nous remettrons cette conversation professionnelle à plus tard. Notre ami arrive. »
En effet, la forêt semblait s’animer : des vols d’oiseaux s’élançaient, manifestement effrayés par une grande masse traversant rapidement les bois. Une fois celle-ci à l’orée, les arbres s’envolèrent comme fétus de paille, et la larve monstrueuse fonça sans ralentir vers les murailles de la ville.
Mercutio donna le signal et les projectiles magiques partirent s’abattre sur les flancs de la créature vermiforme couverte de végétation, qui s’enflamma rapidement. Les archers à leur tour décochèrent leurs flèches, dont bien peu manquèrent leur cible. Malgré tout, la gigantesque chenille ne semblait pas ralentir et, bien qu’incendiée, continuait à prendre de la vitesse. Il était probable qu’elle comptait détruire les fortifications morte ou vive.
« Il faut l’achever avant qu’elle n’atteigne les murs. À L’ASSAUT ! »
Et Mercutio se lança à l’attaque de la larve, bien vite suivi de tous les guerriers présents. Chacun avait dégainé son arme, épée, lance, hache, marteau de guerre et Morgenstern, et chacun voulait une part de la bête.
Quant à moi, je pensais à cette malheureuse créature qui avait jusque-là vécu en paix avec la nature et toutes les créations d’Heyra. Je pensais aux humanistes, qui avaient causé la perte injuste qui la faisait tant souffrir. Je pensais à Thallia et aux propos de Mercutio sur sa véritable essence. Je pensais à ce que je risquais de devenir. Pourrais-je un jour devenir un être fourbe, double et manipulateur, comme Mercutio semblait croire Aléthéïos ? Ou bien devrais-je devenir un fanatique sans âme, comme Azyel, ou comme je pressentais Mercutio lui-même ?
Je pensais à tout cela en courant aux côtés du géant, quand une main me saisit par le bras et m’emporta en l’air. C’était Pelenor qui venait de me prendre en croupe. Il se retourna à demi, un grand sourire éclairant sa face de paladin.
« J’ai pensé que tu aimerais t’en occuper en priorité », me hurla-t-il en dépassant allègrement les autres assaillants, nous rapprochant toujours plus de la créature. Sa tranquille assurance me donna du courage et, en un éclair, je sus quelle était la voie à suivre.
« Fonce, chevalier ! J’ai dialogué avec cette chose, je lui ai promis que je lui amènerais la reine. Je n’ai pas tenu parole, c’est à moi de l’arrêter ! Je lui dois cela.
— À la bonne heure, tu prends tes responsabilités. Va donc, prodige ! »
Et je m’élançai sur les flancs de la larve géante, m’aidant de mon shaaduk’t. Utilisant les plaques d’écailles et les roches incrustées dans la peau flasque, je montai peu à peu vers la jonction entre le corps et la tête, au niveau du quatrième métamère, là où je savais trouver le centre nerveux coordonnant les mouvements de l’ensemble. J’offrirai au moins à cet être une mort digne, pas le tronçonnage d’une tribu d’assoiffés de sang. Malheureusement, au moment de passer d’un roc à une écaille, je fis un faux mouvement et partis en arrière. Je lançai mon shaaduk’t en avant et réussis à l’accrocher à une saillie, mais me retrouvai alors dans une position beaucoup trop horizontale pour être stable. Dans mon dos, en contrebas, battaient les innombrables pattes articulées et tentacules divers de la bête, prêts à me hacher menu si je lâchais. J’essayais de tirer sur mon bâton, mais je sentais la faiblesse de l’appui sous mes pieds et ignorais si le shaaduk’t était suffisamment agrippé pour me supporter en entier si je devais déraper. Je décidai de tenter le tout pour le tout et me lançai en avant de toutes mes forces. Mal m’en prit : la petite corniche sur laquelle je me trouvais lâcha instantanément, ainsi que la saillie ridicule à laquelle se maintenait faiblement mon bâton, et je me sentis tomber en arrière, sachant cette fois que tout était perdu.

Au dernier moment une main massive agrippa l’extrémité fourchue de mon shaaduk’t, et Mercutio me tira vers le haut sans plus de difficultés qu’il ne l’eût fait d’un nourrisson.
« Il est un peu tôt pour les sacrifices, encore plus pour les morts stupides.
— Merci, articulai-je faiblement en remarquant les trois soldats, dont Galaad, qui l’avaient accompagné sur le dos du monstre. Il faut l’arrêter.
— Oui, on y avait pensé aussi. Allez, explosez-moi ça ! »
Et les trois soldats commencèrent de découper la chair de la créature à grands coups d’épées tranchantes à l’endroit précis où je pensais attaquer plus tôt. Une fois la surface découverte, de puissants muscles barraient encore le passage à l’arc dorsal du système nerveux de la larve. Mercutio s’avança et, maniant son shaaduk’t comme un pilon, détruisit le muscle jusqu’à la fibre. Je m’avançai à mon tour et, trifouillant dans les restes sanglants, je découvris le ganglion nerveux qui guidait la créature dans ses moindres mouvements et le réduisit au silence de quelques coups de masse. Tout à coup les membres de la bête s’emmêlèrent, elle « trébucha » (si tant est qu’on peut appeler cela trébucher) et tomba sur le côté, parcourant encore quelques mètres, entraînée par la vitesse acquise. Nous sautâmes prestement avant qu’elle ne s’échoue à moins d’une dizaine de mètres des contreforts.
La bête était morte à présent, du moins était-ce tout comme. Les fonctions motrices détruites, les autres allaient suivre rapidement, et les soldats qui déjà s’acharnaient sur les structures vitales ne faisaient qu’abréger les souffrances du malheureux ver. Je descendis, accompagné de Galaad et Mercutio.
« Cette créature n’aurait pas dû mourir, m’exclamai-je. Je veillerai à ce que l’on rende la reine des Faës à la forêt, ce genre de gâchis ne saurait être toléré.
— Voilà qui est parlé en prodige, reconnut Mercutio. Il y a peut-être encore de l’espoir pour toi, jeune padawan.
— Hein ?
— Non, rien. »
Alors que la piétaille s’occupait de massacrer allègrement la créature, aux cris peu subtils mais exultants de « métamère en short ! » ou encore « saloperie de polychète à la con ! », nous vîmes Vallach’ arriver en courant vers nous. Il était essoufflé et semblait terriblement inquiet quand il nous expliqua la situation :
« Aléthéïos et moi surveillions la fenêtre d’Olanie quand nous avons vu notre vieil ami ailé monsieur R se poser chez lui. Nous avons d’abord cru à une attaque, mais les deux larrons avaient l’air de plutôt bien se connaître. Apparemment, ils ont ourdi quelque plan qu’ils comptent initier dans le secteur, et poursuivre à grande échelle s’il fonctionne. Quelque chose qui touche la magie, sans doute un rapport avec le Fléau…
— Le Fléau ? s’exclama brutalement Mercutio. Qu’est-ce que le Fléau vient… Serait-ce Eux ? Non, nous Les avons chassés plus loin qu’on ne le peut concevoir, Ils ne seraient pas revenus… »
Le prodige s’en fut alors précipitamment, sans juger bon de nous en dire plus.
« J’aime pas quand il parle avec des majuscules pour les méchants ! s’inquiéta Vallach’, à raison pour une fois.
— Que s’est-il passé ensuite ? demandai-je.
— Olanie a demandé s’il fallait vraiment en arriver là, et R a répondu un truc bizarre, du genre “Tu les connais, ils réagissent toujours pareil”…
— Étrange. Puis ?
— Ils se sont envolés. Olanie aussi est un homme-oiseau ! Nous les avons suivis du regard jusqu’à un point apparemment situé au-dessus de la place centrale de la ville, devant le palais. Aléthéïos et Thallia sont déjà là-bas.
— Alors en avant, nous verrons sur place ! »
Et nous partîmes en urgence, laissant là la centaine de soldats supposée défendre la ville, sans trop réfléchir plus avant.
Arrivés sur la place, nous trouvâmes effectivement les deux mages du rêve, ou plutôt des cauchemars selon ce que m’avait dit Mercutio. Mais je n’avais guère le temps de m’en prendre à eux. Azyel, en revanche…
« Que manigances-tu, vermine fataliste ! s’exclama-t-il en avançant vers Aléthéïos, assis en tailleur au centre de la place.
— Il se concentre, expliqua Thallia, visiblement nerveuse. Il essaie de suivre les pensées des hommes ailés, ce n’est pas un exercice facile.
— Ah, silence, sournois serpent, tes mensonges ne m’égareront pas plus avant. N’était ton engeance draconique, je te pourfendrais sur le champ, mais à défaut au moins n’écouterai-je plus tes perfides conseils.
— Seigneur Azyel serait bien sage de s’en contenter, en effet, siffla Thallia, l’air pour la première fois agacé. Je suis lasse de vos rodomontades, ne me donnez pas l’occasion de vous montrer toute l’étendue que peut… atteindre… mon… ire…
— Thallia, vous allez bien ? demandai-je, la voyant en sueur.
— Petit prodige a grandi… Auriez-vous… déjà pris… un niveau ? »
Ses plaisanteries n’empêchaient personne de voir qu’elle souffrait, et elle mit bientôt un genou à terre sous la douleur. Je me précipitai pour la soutenir, à quoi elle répliqua par un geste violent du bras, sans grande conviction toutefois. Aléthéïos ouvrit alors les yeux :
« Aïe ! Les gars, on a un sérieux problème !
— Aléthéïos, regarde Thallia… Que lui arrive-t-il ?
— Rien de plus que ce qui arrive à toute la ville. Ne le sens-tu pas Fagus ? Ni toi, Azyel ? La magie s’en va. »
Je réalisai alors que la voix si familière de la terre, qui d’ordinaire parlait par tout mon corps, ne me parvenait plus. Azyel, de son côté, semblait totalement désemparé, incapable qu’il était de faire jaillir la moindre étincelle. Aléthéïos avait été obligé d’interrompre son contact télépathique et Thallia, dragon et donc être de magie par excellence, souffrait mille morts. Elle sombra rapidement dans un semi-coma inquiétant. Le mage noir, dont elle était manifestement le lien draconique, semblait à l’agonie de la voir en cet état.
Comme je demandai quelle pouvait être la raison de ce phénomène, il me répondit ce qu’il avait pu comprendre le peu de temps qu’il avait hanté les pensées des hommes-oiseaux :
« Ils ont enlevé la reine des Faës et la maintiennent captive sur une plate-forme volante, à la verticale de ce point. Ils ont de plus établi tout un réseau de bassins de contention dans les égouts, qu’ils ont rempli de vers du Fléau. La reine sert d’amplificateur, elle développe l’effet thaumophage des vers et le change en un champ antimagie englobant une vaste zone, je dirais en gros toute la ville.
— Une diablerie humaniste, certainement ! s’écria Azyel.
— Non, Azyel, les humanistes n’ont rien à voir là-dedans » rétorqua calmement Vallach’.
Tout le monde se retourna vers le marquis qui se tenait debout face au groupe, l’air plus déterminé que jamais. Mais cette fois il avait abandonné son côté théâtral et grandiloquent et s’exprimait sur un ton tout à fait sérieux.
« Les humanistes n’ont certes jamais renoncé à mettre la main sur les Marches alizées, mais pas de cette manière. Si nous visons le trône, c’est uniquement pour des motifs politiques, et c’est politiquement que nous désirions le conquérir.
— Tu avoues donc ton allégeance aux nations du Nord ? s’exclama Azyel, ivre de joie à l’idée de coffrer un fataliste et un humaniste. Tu reconnais n’être venu ici que pour tenter de ravir le trône des Marches pour le compte de la fédération humaniste ?
— Oui, Azyel, je reconnais tout cela, et alors ? La magie n’a plus cours, et nous avons à nous occuper d’ennemis communs bien plus importants. Je connais un moyen pour nous amener à leur rencontre, mais il est très risqué…
— Un moyen ? s’insurgea Azyel alors qu’il dégainait son épée. Tu penses que je vais mettre ma vie entre tes mains alors que tu viens d’avouer que mmmmhhh…
— La ferme Azyel, intima Galaad qui bâillonnait son ami. Quel est ce moyen ?
— Les savants humanistes ont mis au point des méthodes de concentration permettant une certaine forme de lévitation. Pas vraiment de la magie, mais… Je n’ai pas le temps de vous l’expliquer en détail, mais ça fonctionne encore ! En me concentrant je dois pouvoir permettre à quatre d’entre nous de monter jusqu’à la plate-forme. Peut-être cinq…
— Allez-y sans moi, fit Aléthéïos. Sans magie, je ne suis qu’un poids mort. Je vais essayer de m’occuper des vers du Fléau mais dans l’immédiat, un autre combat m’attend. » Il regardait dans une direction précise, respirant avec peine, et nous discernâmes dans la pénombre la silhouette reconnaissable entre toutes de Mercutio.


[1] Genre : « Ah, c’est marrant cette mode de la paille dans les cheveux et les vêtements ! » ou encore : « Fais gaffe, il t’en reste un peu là… Mais non, du lait, ha, ha, ha… » Tout en finesse.

1 commentaire:

SammyDay a dit…

Mercutio, Mercutio, Mercutiooooo !