Un nouvel épisode. Je tire un peu à la ligne en ce moment, mais j'ai du monde à la maison, c'est un peu duraille de dessiner en ce moment.
Le Bal
Pendant mon… disons « indisposition », le tournoi s’était achevé par un duel Galaad/Pelenor paraît-il anthologique, mais comme je l’ai raté vous n’en aurez pas le récit. J’appris par la suite que Pelenor l’avait emporté, sans toutefois que le protecteur n’eût à rougir de sa prestation. Le chevalier avait déclaré publiquement qu’il ne comptait pas épouser la princesse, une autre beauté ayant ravi son cœur, mais il avait accepté comme un honneur le baiser offert au vainqueur, ainsi qu’une coupe d’or qui « ferait très joli sur la cheminée du salon », avait amicalement persiflé son adversaire et néanmoins ami.
Le soir de la joute était donné un grand bal auquel pouvaient assister tous les participants. La cérémonie avait lieu dans le palais et avait été organisée en grandes pompes : orchestre, balcon romantique donnant sur les jardins et sur le ciel de jais illuminé par la lune gibbeuse, des kilomètres de buffet et une piste de danse vaste comme une petite arène. La salle de bal elle-même était immense, toute de tons pastel, les colonnes gigantesques étaient rehaussées de sculptures délicates représentant de petits angelots aux fesses potelés, signe non pas d’une grande ferveur religieuse mais des mœurs assez peu louables du monarque Glador XVII, dit « le Juste », dit aussi « Trape-trape », « le Loup » ou encore « Viens ici gamin », qui avait régné sur les Marches quelques siècles plus tôt. Ce détail historique mis à part, les colonnes étaient impressionnantes et les élégantes tapisseries qui recouvraient les murs rajoutaient au faste de l’endroit[1]. Bref, ça payait sa chatte, on aurait presque eu honte de chier sur les murs. C’est du moins ainsi que Pelenor commenta la scène à Ingrid, qui par chance n’écoutait pas, faute du système d’intégration des données nécessaire à cette activité.
Je n’étais pas à proprement parler invité au bal, puisque je n’avais pas concouru au tournoi, et du reste les arcanes secrètes de la danse comme de la toilette m’étaient totalement inconnues. Cependant la curiosité l’emporta et j’entrai sans trop de difficultés, eu égard à ma condition de prodige, à des fins d’édification personnelles, afin d’en apprendre plus sur les mœurs de ceux qui nous dirigent. Et puis discuter avec Thallia. Un peu.
Je me suis rapidement senti assez peu à l’aise. Habitué aux longues marches solitaires en forêt, je me retrouvais tout à coup au cœur d’une espèce de panier de crabes dont les occupants ne dissimulaient que fort mal leurs intentions envers leurs interlocuteurs, intentions d’ordre généralement sexuel ou cleptomane. Comme je cherchais Thallia, je croisai quelques malchanceux du tournoi, en particulier le comte de Falonie, d’humeur modérément festive, comme on l’imagine. À demi assis sur le buffet, un verre à la main, l’homme avait quelque peu perdu de sa superbe et observait Vallach’ de loin, une lueur homicide au fond des yeux. Si le petit marquis devait régner, il ne s’était certes pas fait là un allié et aurait intérêt à surveiller ses arrières.
Au bout de la table, le ménestrel éclusait verre sur verre, espérant oublier sa défaite (ou les multiples blessures qu’elle lui avait values) et pleurant à chaudes larmes. Une jeune fille de la cour semblait désireuse de lui faire oublier ses soucis, mais l’alcool avait depuis longtemps altéré toutes les aptitudes du garçon à s’en rendre compte.
Je finis par trouver Thallia, qui animait avec entrain un groupe de jeunes gens de bonne famille. C’était de ces godelureaux vêtus à la dernière mode, avec brandebourgs, rubans et paillettes diverses, la plupart pourvus d’un nombre de décorations et de titres inversement proportionnel à leurs aptitudes militaires ou politiques. L’âge moyen n’excédait pas la vingtaine. Ils semblaient s’ennuyer souverainement à cette cérémonie, qui ne réunissait que de « grosses brutes sans cervelle », et préféraient discuter entre eux du dernier carrosse qu’untel avait acheté (avec l’argent de poche de papa), qui « le faisait carrément trop », ou encore des nuits de luxure du vicomte de la Poivrière, qui se tapait je ne sais plus quelle célébrité. Thallia semblait parfaitement entendre ce vocable et enchérissait régulièrement au grand amusement de la galerie. Elle m’aperçut soudain et un sourire envahit son visage.
« Mes amis, voici Fagus, un mien ami, prodige comme vous pouvez vous en rendre compte.
— Euh… Bonsoir », fis-je sans trop de conviction en m’introduisant dans le cercle. Effectivement, la plupart des jeunes personnes me toisèrent comme ils l’eussent fait d’un oliphant entré par hasard dans une épicerie fine. Thallia, qui avait de la bonté d’âme, entreprit de me présenter en détail chaque personnage. Il y avait là le gratin des Marches alizées, du moins la progéniture du gratin, la fraction qui n’avait jamais eu à travailler et qui, à sa plus intime conviction, n’aurait jamais à le faire. Des comtes, vicomtes, marquis divers, un assortiment (Pelenor eût dit « un banc ») de baronnes, quelques capitaines, lieutenants et colonels, les compétences professionnelles du tout avoisinant celles d’un corbeau crevé. Tous m’observaient avec le plus grand intérêt, guettant sans doute ma première phrase. Comme j’avais noté que la toilette était un de leur sujet préféré, je repérai l’étrange coiffure d’une des jeunes damoiselles de la bande et lui demandai si elle s’inspirait des coiffes de fête traditionnelles des femmes zûls des contrées du Nord. La ressemblance était il est vrai étonnante, cette forme érigée en deux direction, avec une savante spire sur les oreilles[2].
Étrangement, la personne (une baronne de je ne sais plus quoi, Roteshield je crois, sans doute une ascendance naine…) sembla très mal prendre ma remarque. Elle fit valoir que cette coupe était la dernière création du grand coiffeur (elle employait le terme un peu hyperbolique à mon goût « d’artisan capillaire ») Jean-Paul Égoutier, qu’elle ne trouvait ses origines que dans les géniaux méandres cérébelleux du créateur, qu’en outre elle n’était pas donnée et que je ferais mieux de faire attention à ce que je disais si je ne voulais pas qu’elle dise à son père de me faire arrêter. Je lui présentai immédiatement mes plus plates excuses, lui assurant que je n’avais jamais voulu l’insulter, puis lui demandai (car la chose m’intriguait) si cet égoutier avait utilisé les mêmes matériaux que les Zûls, à savoir du crottin frais de varan domestique, afin de faire tenir les cheveux dans cette position gravitationnellement instable. La jeune personne, qui déjà avait pâli alors que j’avais énoncé la profession de son « artiste », semblait sur le point de défaillir. Je suggérai alors de défaire son corset, probablement trop serré. Mon conseil seul suffit à lui faire revenir instantanément des couleurs, ainsi qu’une visible quoique incompréhensible envie de me gifler. Je décidai de laisser les rênes de la conversation à Thallia, qui semblait mieux gérer la situation. Celle-ci me posait d’ailleurs régulièrement des questions sur les animaux, sur les mœurs des campagnes, sans doute aux fins d’édifier un peu ces villageois et de leur expliquer qui étaient les gens du peuple sur lequel ils étaient supposés régner. La plupart de mes réponses, quoique parfaitement sérieuses, soulevaient des rires, ce qui ne lassait pas de m’étonner.
Comme je délaissais un peu la conversation, repartie sur les meilleures équipes de draco-polo des Marches, je vis au loin Vallach’ et le prince-marchand Argen de Jaspor, apparemment en grande conversation. Le prince avait mis la main sur l’épaule du marquis et commençait à l’entretenir à l’oreille quand Vallach’ eut un mouvement de recul que, dans d’autres circonstances, on eût volontiers assimilé à un bond d’un mètre. Il s’éloigna vivement du prince, manifestement très mal à l’aise, et il se trouva qu’il se dirigeait vers nous. Comme il me vit, il s’arrêta et prit part à la conversation.
« Que s’est-il passé avec Jaspor ? m’enquis-je, inquiet. Aurais-tu appris quelque félonie ?
— Point donc, ami prodige, répondit Vallach’, toujours peu à son aise. Il m’a juste parlé de… Enfin, il m’a proposé… Euh…
— Il vous a fait des avances, marquis ? demanda un des bélîtres du groupe, un grand échalas au regard las, ne répondant qu’au titre de colonel, et dont la science militaire avait dû se résumer à de longues parties d’échecs avec son père (et encore en avait-il sans doute perdu la plupart).
— Euh… Oui.
— Quoi ? m’exclamai-je. Qu’est-ce à dire ? Le prince serait… Enfin, il… Un inverti ?
— Eh bien, étant donné qu’il vient de me proposer la botte et que je ne peux que difficilement être traité d’androgyne, je pense qu’on peut effectivement supposer que le Jaspor est de la jaquette, démontra le courtisan.
— Ben, c’est plus ou moins de notoriété, affirma une des comtesses. Argen, le prince pédé.
— Le héros du goûter ! reprit un des garçons, à l’hilarité générale.
— Pourquoi c’est drôle ? » demandai-je discrètement à Vallach’ qui allait m’expliquer quand Azyel débarqua dans le groupe.
« Et bien, marquis de Veynes, j’espère que tu as bien profité de ta victoire ! s’insurgeait une fois de plus le mage. Sache qu’en théorie c’est moi qui devrais être félicité et adulé au cours de cette soirée.
— Euh… Azyel, je n’ai pas gagné. C’est Pelenor qui a remporté le tournoi, tu le sais comme moi.
— Oui, mais Pelenor est un vaillant guerrier, sa victoire ne m’étonne guère. Toi en revanche, tu es un peu fluet pour avoir battu Falonie.
— Fluet ? J’ai vaincu ce comte avec toute ma vaillance et ma tactique. Apprends qu’un véritable guerrier méprise la force brutale et lui préfère toujours la finesse de l’intelligence stratégique.
— La stratégie n’a cours que chez les faibles incapables de manier la hache à deux mains, j’ai fréquenté plus de champs de bataille que toi et je puis au moins affirmer cela. Même Fagus, notre bon pacifiste ici présent, pourra te le confirmer. Évidemment, derrière ton attitude empotée pourrait se cacher un fin tacticien, mais ta méthode d’approche de la princesse ne relève pas à mon avis d’un sens napoléonien de la stratégie. Non, décidément, pour expliquer ce résultat miraculeux face à un combattant expérimenté, je pencherais plutôt pour une chance insolente.
— Tu vas rire, mais je ne suis pas un grand familier de la chance », déclara Vallach’ d’un ton nettement moins solennel de l’habituel. On sentait qu’il commençait à s’échauffer, et la scène qui se profilait semblait beaucoup intéresser l’assemblée.
« En ce cas, une seule autre possibilité me vient à l’esprit. » Ce disant, le mage inquisiteur toisait Vallach’ d’un air particulièrement inquiétant. On sentait qu’un déclic s’était fait dans sa tête, et que celui qu’il n’avait jamais suspecté de quoi que ce soit de plus grave que de lâcheté venait de gravir quelques degrés dans son échelle des soupçons.
« Je flaire quelque tricherie, et peut-être même pire. Je t’ai à l’œil, courtisan. N’oublie pas cela. » Et, faisant claquer sa cape, il s’éloigna, laissant le marquis de Veynes bouillant de rage.
« L’intolérable foutriquet ! Quand je serai roi je… Saleté de mage !
— Ne te mets pas en des états pareils, mon ami, déclarai-je. Tu connais Azyel, c’est un dément qui soupçonne tout le monde. Un fondamentaliste. Il serait capable de m’arrêter pour hérésie. Souviens-toi de ses réactions face à Aléthéïos.
— Je sais bien qu’il est dingue, mais de là à… Il m’a carrément accusé de tricherie, moi ! Il n’a même pas assisté au combat ! Monsieur se fait latter la tronche comme un malpropre, et de suite, tout le monde a triché !
— Moui… Il faudrait quand même lui donner une leçon, le grobillisme a ses limites. Où sont Pelenor et Galaad ?
— Dans les jardins, avec leurs copines. M’est avis qu’on les reverra pas avant demain. Tard. Ah, tiens, v’là le plus beau qui vient se pavaner ! Quelle super soirée, vraiment ! »
En effet, le duc d’Olanie venait de passer devant notre groupe, entouré d’un cortège de jeunes filles (et de quelques jeunes hommes assez efféminés, ce qui me donna une idée).
« Hé, on pourrait le caser avec Jaspor ! »
Le silence se fit immédiatement dans le cercle. J’avais sorti ça comme ça, à moitié pour plaisanter, à moitié pour remonter le moral de Vallach’, et à moitié parce que mon verre, que Thallia n’avait jamais laissé se vider, commençait à me faire voir les choses sous un angle différent[3].
« Tu ferais ça ? demanda Thallia, son visage innocent rayonnant d’espoir. Cela m’encouragea.
— Bah… Ce serait facile, il suffit de faire croire à Jaspor qu’Olanie est intéressé, et il ira directement lui sauter dessus. Ça n’ira pas loin, mais ce peut être instructif de voir ses réactions. Après tout, on ne sait pas grand-chose des défauts du gaillard, peut-être pourrions-nous en apprendre quelque détail crucial. »
Thallia jeta un coup d’œil complice à ses camarades, du genre « je vous avais bien dit qu’il était cool ». Elle me demanda alors si je me sentais d’aller expliquer ça à Jaspor.
« Ben, euh… C’est quand même pas… Enfin, je suis prodige, je ne peux pas mentir. Enfin, je veux dire… C’est mal…
— Ah. Quel dommage, répondit-elle, manifestement déçue.
— Mais on peut recourir à un tiers. Quelqu’un qui n’a plus rien à craindre pour le salut de son âme…
— Ou dont on se moque complètement du salut », glissa froidement Vallach’ en fixant une direction précise.
Tout le groupe se retourna et nous comprîmes que le marquis considérait Azyel, qui discutait magie de bataille à proximité du prince-marchand. Je regardai Vallach’ et nous échangeâmes un sourire entendu.
Dire que le « plan » fonctionna confinerait à l’euphémisme. Trois mots avaient suffi pour motiver Azyel, qui était décidément d’humeur à rendre la justice, et pour qui « une petite mission d’infiltration serait la bienvenue ». Cette définition avait beaucoup fait rire Vallach’, j’ignore pourquoi. Le mage du feu était donc parti droit sur Jaspor et l’avait longuement entretenu à voix basse, derrière une colonne, à tel point que beaucoup conclurent qu’il se passait effectivement quelque chose. Le summum fut atteint lorsque le régulier du prince, un grand gaillard baraqué dont le pourpoint dissimulait mal les proportions bovines, vint à son tour s’entretenir avec Azyel des conséquences de sa dragouille. L’affaire finit en bagarre, au grand amusement des invités, malgré les deux ou trois projectiles mineurs que le mage réussit à envoyer[4]. De retour du bal, je raccompagnai Thallia jusqu’à la porte de sa chambre et tentai une approche maladroite, sans doute trop hardie :
« Alors… Euh… On peut… se revoir ?
— Oh, il est mignon, il a fait une approche. Ne t’inquiète pas petit prodige, pour l’instant nous sommes trop différents, mais va, et dors bien dans ton écurie. Un jour tu seras un homme. »
Ce disant, elle me tapota gentiment la tête et me ferma la porte au nez. Je retournai donc dans mon écurie, le cœur à l’envers, victime d’afflux sanguins intempestifs et me demandant si, par hasard, au cours de cette soirée certes amusante, je n’aurais pas gagné quelques points du côté obscur…
[1] Les tapisseries, elles, avaient été ajoutées sous le règne de Bilharziose II, dit « la Courante », pour des motifs rien moins qu’hygiéniques. La tradition qu’il avait instaurée avait heureusement été abolie quand les artisans de la ville avaient relié le palais au réseau du tout-à-l’égout.
[2] Les Zûls, peuple plus connu pour ses valeurs guerrières que pour son bon goût vestimentaire, voyaient en cette coiffure le pinacle de l’érotisme mondain. La plupart de leurs voisins, en revanche, auraient préféré se faire émasculer plutôt que de coucher avec la porteuse d’une telle monstruosité. La baronne faisait donc preuve d’un esprit de tolérance peu commun, ou d’une ignorance assez considérable des coutumes barbares.
[3] Un angle aux propriétés étranges, où les touts ont trois moitiés. Magie de l’alcool que nous avons tous expérimentée un jour…
[4] La « Grande Salle aux dix lustres » fut d’ailleurs rebaptisée depuis « Grande Salle aux neuf lustres et demi », et parfois « Grande Salle au trou dans le plafond ». Azyel aura finalement laissé son empreinte dans la vie mondaine des Marches.
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