Il y a quelque temps, j’assistai à une conférence très
pompeusement intitulée « Le libre exercice de la citoyenneté
est-il possible sans une solide culture scientifique ? » Étant citoyen et
cultivé scientifiquement, le sujet m’intéresse.
On y trouvait plusieurs dirigeants de
centres de vulgarisation (dont la Cité de l’espace de Toulouse) et Claudie
Haigneré, spationaute française, ex-ministre de la Recherche, qui ont surtout
parlé de vulgarisation de l’astronomie et du voyage spatial. Lors de la séance de
questions-réponses, Haigneré a notamment révélé que depuis quelques années, des
gens l’arrêtaient dans la rue pour lui demander, tout à fait sérieusement,
« et alors, la Terre, elle est
vraiment ronde ? »
Oui, si vous tombez de votre chaise,
c’est que vous ne fréquentez pas les chaînes de vulgarisation scientifiques de
YouTube, où les Bruce Benamran, Astronogeek et autres Tronche en Biais se font régulièrement
harceler par des complotistes de tous poils, notamment des platistes (des gens pensant que la Terre est plate). Le
phénomène est à la mode, et si on trouve certainement parmi eux une part de trolls à
l’ancienne, une portion non négligeable est sans doute tout à fait
sincère.
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Ce qui est absurde : chacun sait que la Terre est en forme d'assiette creuse (et la Lune en forme de cuillère, juste à côté). |
Quelle est la réponse d’Haigneré et
consorts ? La pédagogie, bien sûr. Il faut expliquer à ces pauvres égarés
que non, la Terre est bien ronde, regardez, voilà les photos. Les scientifiques
le savent, donc c’est vrai.
Je suis sorti de cette conférence assez
navré, pour tout vous dire. Navré que la vulgarisation scientifique, pour ceux qu'il va bien falloir que j'appelle des
élites, se borne apparemment à répéter inlassablement la parole des savants.
Faisons une petite expérience de pensée : imaginez que depuis tout petits on vous explique que la Terre est
ronde (ça va, c'est pas trop dur comme exercice ?). On vous l’a appris, c’est comme ça, voilà. Puis vous tombez sur un mec
qui vous dit qu’en fait, non, elle est plate, la preuve, on ne sent pas la rotondité
sous nos pieds ; on voit bien, en regardant au loin, qu’elle est plate,
pourquoi serait-elle différente de ce que nos sens nous indiquent ?
Eh bien, dans ces conditions, je ne vois pas de raisons particulières de croire davantage l’un que
l’autre. Le platiste vous sort des arguments d’autorité, mais mon instituteur
aussi me sortait des arguments d’autorité. On pourrait parfaitement imaginer la situation inverse (à savoir j'ai appris que la Terre est plate, et quelqu'un débarque un jour en me disant qu'en fait elle est ronde), que ça ne changerait rien à la valeur des deux options. Alors qu’est-ce qui différencie les
deux hypothèses ?
La différence, vous le savez sans doute,
c’est la démarche scientifique. C’est-à-dire exactement ce qu’on n’explique pas
aux gens. La différence, c’est qu’on a mis au point, tout au long de la très
longue histoire des sciences, une méthode qui vise à s’extraire de la simple
croyance, de l’intuition, de la certitude, pour s’approcher au maximum de la
réalité, du vrai fonctionnement de la nature. Ce n’est pas simple, et ça a des
défauts, mais c’est ce qu’on a trouvé de plus efficace pour éviter les erreurs.
Et c’est cette méthode qui permet de ranger la physique, les mathématiques et
la sociologie dans la case des sciences, et l’astrologie, la psychanalyse et
l’homéopathie dans celle des charlataneries des pseudosciences.
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Moralité : il faut d'abord enseigner la rationalité, et donc la démarche scientifique, et après on peut passer aux conclusions de la science (et si le sujet vous intéresse, je vous encourage à vous renseigner sur les travaux de ce monsieur). |
Mais si on n’explique pas cette méthode
(qui n’est pourtant pas si compliquée), comment voulez-vous que les gens
parviennent à un réel recul critique ? Comment voulez-vous qu’ils sachent
distinguer le vrai du faux, le bon argument d’autorité du mauvais ? Alors
quand on leur dira que la Terre est plate, puis que « mais non, elle est ronde ! », ils vont juste tirer au sort qui croire, et on aura du bol s’ils tombent sur le
bon.
Après, quitte à parler de complot, on pourrait
imaginer que les savants ont tout intérêt à garder les gens dépendants de leur
parole. Mais c’est aller un peu loin je pense. Je me contenterai d’une
observation : j’ai fait des études scientifiques (bac + 5), et il a fallu
que j’arrive en master pour qu’on me parle d’épistémologie et du fonctionnement
de la méthode scientifique, de Karl Popper et du concept de réfutabilité. Et encore, c'est parce que j’avais pris les bonnes options.
Je pense qu’il y a là quelque chose de fondamental à revoir.