Ex nihilo Neil

29 octobre 2021

Le bois Curieux

 

 

Quand j’étais enfant, il y avait non loin de mon école une petite forêt que l’on appelait le bois Curieux. Au début, comme beaucoup de gens, j’avais cru que c’était parce qu’il était bizarre, mais les grands de CM m’apprirent rapidement que ce nom était en fait dû à une particularité de son sous-bois : à certaines périodes de l’année, on entendait des sortes de craquements que l’on pouvait assez facilement, avec un peu d’imagination, interpréter comme des questions : « T’es qui ? » et « T’as quoi ? » Cette petite curiosité locale n’attirait guère les touristes, et notre instituteur avait eu tôt fait de doucher nos croyances en nous donnant l’explication scientifique du phénomène. Il s’agissait en fait d’un mélange de craquements de certaines branches tordues qui s’asséchaient à l’automne, cumulés avec le martèlement des pics épeiches qui nichaient là. L’ensemble résonnait contre les conformations particulières du relief, et produisait ces étranges sons que l’on pouvait entendre à l’orée de la forêt.

Bien sûr les enfants savent que la science n’est qu’une béquille que les adultes ont inventée pour nier la réalité. Ainsi il était notoire pour nous que le bois était hanté par de petits êtres cliquetants qui s’enquéraient de notre identité et de nos possessions : « T’es qui ? T’as quoi ? » Nous allions donc, forcément, y jouer après l’école, à cache-cache, à trappe-trappe, à la gamolle (un jeu incompréhensible pour qui n’est pas du coin, mélange de cache-cache, de balle au prisonnier et de mauvaise foi) et aux billes, car c’était encore un peu à la mode à l’époque. J’avais d’ailleurs une assez belle collection, qui variait en fonction de mes performances face à Johnny, un copain qui me disputait mes agates et mes boulards lors de parties endiablées.

Bien sûr, le meilleur moment pour jouer dans le bois Curieux était la rentrée, quand les feuilles commençaient à rougir et tomber et que les petits êtres de la forêt étaient le plus bavard. « T’es qui ? », demandaient-ils. « Johnny ! », répondait Johnny. « T’as quoi ? », s’enquéraient-ils. « Ta gueule ! », répondait Johnny, et nous riions tous de ce bon mot. Puis nous rentrions, car dans notre savoir des mystères de ce monde figurait en bonne place cette réalité ancestrale : il ne faut pas rester dans la forêt la nuit.

C’est arrivé un jour d’automne, donc. Un jour où le soir nous avait surpris, Johnny et moi. Nous jouions aux billes dans les racines d’un grand chêne du bois Curieux, et je venais de soulager Johnny de tout ce qu’il avait apporté. Il était aigri et voulait se refaire, et c’est ainsi que nous n’avons pas vu le soir arriver. Quand l’obscurité est devenue préoccupante, nous avons réalisé que les heures étaient passées bien plus vite que nous ne l’avions cru, et qu’il était plus que temps de rentrer. À l’époque, nous n’avions pas de portables pour faire lampe-torche, il a donc fallu parcourir le chemin au jugé. À un embranchement nous sommes tombés en désaccord sur la route à suivre. Comme Johnny m’en voulait encore pour les billes, il est parti à droite en grommelant, et j’ai poursuivi vers la gauche, sûr de mon choix (plus par colère que par certitude objective).

Passé dix minutes de marche, je dus me rendre à l’évidence : je m’étais trompé. Au bout d’autant de pas, j’aurais déjà dû être sorti du bois et apercevoir les lumières du village, voire les fenêtres accueillantes de ma maison. Au lieu de quoi j’étais encore au milieu des chênes, qui prenaient des attitudes de plus en plus menaçantes à mesure que la nuit s’épaississait. À la limite, si le bois avait posé ses questions habituelles, peut-être aurais-je trouvé un vague réconfort dans ces voix familières, mais le silence était aussi épais que les ténèbres. Sans comprendre pourquoi, cela m’inquiétait encore plus. Je ne le savais pas à l’époque, mais la nuit, une forêt est tout sauf silencieuse. Mais mon instinct le savait, et m’avertissait que quelque chose d’anormal était en train d’arriver.

C’est parvenu à un carrefour dont je n’avais aucun souvenir que je retrouvai Johnny. Il s’était adossé à l’ombre d’un grand chêne, me tournant le dos, de sorte que je ne voyais qu’une silhouette sombre, mais ce ne pouvait être que lui, et je sentis un instant mon cœur se gonfler de reconnaissance : il était revenu me chercher, oubliant cette absurde histoire de billes. C’est alors qu’il parla. « T’es qui ? »

Il était parvenu, je ne sais comment, à parfaitement imiter le craquement habituel du bois. Surpris, peut-être légèrement sidéré, je décidai de jouer le jeu et lui donnai mon nom. « T’as quoi ? » Je lui objectai que ce n’était peut-être pas le meilleur moment pour rigoler, et que nos parents nous attendaient certainement pour dîner. « T’as quoi ? » C’est alors que je compris plusieurs choses. D’abord que, finalement, ces sons interrogatifs ne m’avaient pas tant manqué que ça. Ils étaient assez effrayants, en fait, quand on les entendait perdu au milieu d’un bois sombre, à un moment où, il me semble, les pics épeiches devaient être couchés depuis longtemps. Ensuite que Johnny voulait surtout une chose : « Tes billes ! J’ai tes billes ! C’est ça que tu veux, hein ? Je les ai gagnées à la loyale, mais d’accord, très bien, les voilà, prends-les ! » Et je balançai son ex-sac de billes dans sa direction. Il atterrit à ses pieds, dans les feuilles mortes d’un arbre dont je ne connaissais pas le nom, illuminé par un rayon de lune qui parvenait à se faufiler jusque-là. Il se pencha pour les ramasser. Mais ce n’était pas lui.

La silhouette avait bien sa taille et sa forme générale, mais elle était raide, ne se dépliant qu’avec peine, émettant un bruit de craquement à chaque mouvement, comme un arbre qui voudrait se déplacer. Sa tête restait dans l’ombre, mais je discernai le temps d’un instant des cheveux qui n’en étaient pas, beaucoup plus proches d’un feuillage. La seule chose que je vis très distinctement, passant dans le rayon de lune qui balayait le sol à l’endroit où le sac de billes était tombé, était sa main. Une main de bois et de brindilles, munie de quatre doigts secs, ligneux, qui vinrent saisir le sac d’une poigne calme mais ferme. Elle rapporta lentement la bourse jusqu’à son nouveau propriétaire qui, après en avoir extrait une des billes – elle scintillait dans l’ombre, et je crus deviner l’éclat de deux yeux cupides à la forme totalement étrangère – la contempla longuement. Puis, aussi vite qu’un écureuil, il disparut. Comme s’il n’avait jamais été là.

Je courus. À perdre haleine. À aucun moment je ne criai, je me contentai de courir tout droit, pour sortir du bois quelques minutes plus tard et me retrouver tout près du village et de ma maison. Je claquai la porte, à bout de souffle, le visage livide, ce que mes parents prirent pour l’angoisse de la punition. J’avais largement dépassé l’heure limite de retour pour le dîner, et n’avais pas prévenu. Au milieu de l’engueulade qui suivit, je n’arrivai qu’à repenser à la créature que j’avais croisée. À sa fascination pour les billes. Au fait qu’elle avait peut-être aussi croisé Johnny. Au fait que lui, et par ma faute, n’avait plus de quoi négocier son passage…

3 commentaires:

SammyDay a dit…

Sympa !

Oud a dit…

Tu racontes ça pour amener Johnny à l'idée qu'une créature a volé tes (enfin "ses") billes.C'est un peu tiré par les cheveux.

Plus sérieusement, elleest sympa en effet cette petite nouvelle.

Neil a dit…

Ça aurait fait un super twist ^_^
Sinon, merci beaucoup, j'en suis plutôt content...